Penser est un exercice dangereux : c’est aller vers l’inconnu. En nous retrouvant au café, nous espérons penser ensemble. Est-ce seulement le cas ? Cela peut-il changer notre vie dans la Cité ? La Cité même ?

A-t-on une démarche citoyenne quand on déboule au café ? Pour la plupart, nous venons d’abord en quête de concepts, c’est-à-dire d’outils pour mieux penser la réalité ; mais si ces outils sont mal taillés ? et pourquoi ne pas s’adresser plutôt à ces mécaniciens reconnus que sont les prêtres, les politiques (ceux qui en ont fait un métier), les scientifiques, tous ces hommes qui savent, conseillent, enseignent, de bon droit semble-t-il ? Déçus de constater que les outils dont nous rêvions ne sont encore le plus souvent qu’ébauchés au café, nous nous consolons en nous avisant qu’au lieu d’apprendre nous désapprenons, et que cela nous libère un peu : nous voyons réfutés nos propres préjugés. Au point que certains souhaitent carrément apprendre à penser au café. Belle ambition, quoique naïve, mais née le plus souvent d’une conscience aiguë de notre impuissance à agir réellement dans un monde dont nous ne sommes que spectateurs : “je ne me sens pas d’autre puissance que celle de penser”, dit chacun en toute innocence.
Et alors ? Formons nous des cercles d’intellectuels débutants, s’enfermant dans une bulle caféinée le temps de constater que nous gardons quelque lucidité, mais sans que cela puisse porter à conséquence ? Aussi travaillés soient-ils, les concepts restent dans leur abstraction : derrière la porte du café, on retrouvera le quotidien, “la réalité économique” à laquelle nul n’échappe. Dès lors, penser, même s’il s’agit de repenser la démocratie, est puéril : c’est se complaire à ce qu’il nous reste quand on n’a plus de pouvoir concret.
A voté. Pensera.

Mais les cafés philo nourrissent des réflexions qui ont leurs effets concrets :

c’est aussi parce qu’on a pris le temps de penser par soi-même (et devant les autres, et avec eux) qu’en dehors du café nous pouvons faire vivre la citoyenneté au quotidien. Penser est une activité naturelle, mais aussi une habileté perfectible : on ne le répétera jamais assez. On ne pense jamais trop, il est toujours bon de se muscler le cerveau, ce qui permet de mieux s’affirmer, d’être moins influençable, donc de moins s’en laisser conter par quelque manipulateur prétendant avoir du pouvoir sur nous dans notre propre intérêt. On peut dès lors mieux agir pour la Cité. À défaut d’outils, on trouve du sens et du non-sens. On trouve au débat philosophique une merveilleuse occasion d’exercer ses facultés intellectuelles et de se découvrir une panoplie de comportements cognitifs fondamentaux (savoir fournir et demander de bonnes raisons, tracer des inférences valides, faire des hypothèses, généraliser, donner des contre-exemples, découvrir des présupposés, utiliser et reconnaître des critères, être capable de poser des questions pertinentes, tirer des conséquences, reconnaître les sophismes, définir des concepts, percevoir les relations et les distinctions, être sensible au contexte, apporter des alternatives, s’impliquer, écouter activement, accepter les critiques, être capable de reformuler les points de vue d’autrui, être capable de bâtir sa propre opinion à partir des idées des autres, être ouvert aux idées nouvelles, chercher la cohérence et la consistance dans l’argumentation, concevoir et émettre des idées personnelles sans peur et sans gêne... la liste est longue et loin d’être exhaustive).
Ces facultés intéressent le citoyen c’est-à-dire “l’honnête homme”, responsable, conscient de sa situation, s’engageant, s’impliquant dans son environnement pour y trouver sa place et faire évoluer le cours des choses dans un sens qui soit favorable à tous. Tout ce qui est appris doit avoir du sens pour réellement servir, être utile à l’amélioration de la vie quotidienne (personnelle et sociale).
Le débat philosophique est en soi une expérience démocratique : les participants, au lieu de se faire compétition, deviennent partenaires dans un projet de recherche commun ; ils constituent une véritable communauté de recherche, où aucun n’essaie d’avoir raison contre les autres, mais plutôt de découvrir la vérité de la façon la plus impartiale possible. À long terme, en éveillant l’esprit à de nouvelles perceptions de la réalité -et, de ce fait, en entraînant la pensée vers une réflexion intégrative du nouveau avec l’ancien, ils peuvent servir à la formation de citoyens responsables et utiles à la société, et, de fait, permettre une évolution de la démocratie même !


Pas si vite. Nous nous exaltons. Nous oublions la psychologie de groupe, essentielle. Bien sûr, chacun vient comme un citoyen anonyme, dans cet havre de paix où les attaques ne visent jamais que des argumentations : aucun participant ne se sent en danger en tant que personne. Mais comment marche le débat ? Chacun est à l’affût du moment où, en faisant une synthèse objective de ce qui a été dit (ou plutôt de ce qu’il a cru comprendre), il pourra affirmer une idée qui s’intègrera dans le système d’argumentations dont nous improvisons la construction. Il s’agit de penser ensemble. Se situer, s’affirmer dans un débat philo au café, c’est comme prendre un train en marche : courir à sa vitesse et sauter dans un wagon. En tant qu’animateur, j’observe souvent que les participants s’imitent : ils se reprennent leurs tons, leurs attitudes, leurs expressions, ce qui participe d’ailleurs à la convivialité du débat. Mais qui oblige à s’interroger : ne cherchons-nous pas simplement une sorte de synchronicité, tout à fait indépendamment de la Vérité que nous prétendons pister ? Indéniablement, chacun reste libre penseur et ne cherche que dans sa conscience les raisons qu’il étalera devant tous. Cependant le désir émergeant est toujours celui de s’intégrer -en comprenant le mieux possible les arguments qui ont convaincu et ceux qu’il a fallu délaisser, en trouvant le contre-exemple précis qui montrera la faille que nous cherchons tous, etc. Chacun cherche sa conformité, tout prêt à se remettre en question (entendu ce soir là : “si mes idées ne sont pas bonnes, il faut les réformer”) pour ne pas se retrouver marginal : finalement, nous devons tous ensemble plonger dans un même courant !
D’où le vertige au sortir du café -quand on se retrouve soi-même, après avoir du tant se suivre. Aucun “monde” n’est cloisonné tout à fait : nos cafés ne sont pas que des bulles où nous nous isolons pour nous complaire dans une masturbation intellectuelle collective. Cette intégration manifeste de chaque pensée singulière dans le système créé par la pensée des autres pourrait être considérée comme une perversion du débat, comme une preuve que finalement nous nous prétendons penseurs quand nous n’arrivons même pas à sortir de la logique des clans. C’est pourtant là que l’on peut voir l’utilité, la nécessité même du débat populaire : la vérité individuelle est plus éloignée de la vérité que la vérité intersubjective ; une considération personnelle prend de la valeur lorsqu’elle peut être intégrée à d’autres, et qu’ainsi on construit un réseau de sens.
Et quoi de plus politique que la négation d’une partie de sa singularité même au profit de “quelque chose de plus général” ?

François Housset
www.philovive.fr






DR



CITATIONS

“Faire de la politique, c’est ne plus subir le monde.”
Marguerite Duras

“En premier lieu, il est difficile en effet de reconnaître la nécessité, pour un art politique vrai, de se préoccuper, non pas de l’intérêt individuel, mais de l’intérêt commun, car l’intérêt commun fait la cohésion des États, tandis que l’intérêt individuel les désagrège brutalement ; difficile en outre de reconnaître que l’avantage, à la fois de l’intérêt commun et de l’intérêt individuel, de tous les deux ensemble, est que l’on mette en belle condition ce qui est d’intérêt commun, plutôt que ce qui est d’intérêt individuel.”
Platon, Les Lois, livre IX (Pléiade, t.II, pp. 989-991)

Alain, prenant pour exemple l’affaire Dreyfus : “Si on avait consulté seulement les plus puissants à ce moment là, la justice était lestement sacrifiée. Les hommes courageux qui s’élevaient contre la Raison d’État auraient été écrasés, et l’étaient déjà quand la masse populaire entra dans le jeu... le peuple n’est pas un dieu délirant, qui annonce le juste par son instinct. (...) Un ingénieur peut voler une heure de présence, négliger un rapport ou une enquête ; l’aiguilleur, dans sa cabine vitrée, ne peut pas détourner les yeux ; le mécanicien est en otage sur sa machine ; le puisatier répond de son boisage, sur sa tête. Au lieu que l’Administration use les consciences, par le caprice, par l’inutilité des travaux. Voilà pourquoi le peuple juge bien, et pourquoi les puissances crient qu’il n’est pas vrai que le peuple juge bien.”
Propos sur les pouvoirs



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