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Vers quelle humanité ?

Je republie ici ce compte-rendu d'un débat qui date (novembre 1997). Parce que ce débat avec Albert Jacquard et Marc Sautet fut édifiant. Parce qu'Albert Jacquardl nous a quitté le 12 septembre 2013, et que Marc Sautet nous a quitté depuis seize ans. Parce que les plus grands Etats du monde ont trouvé moyen de "débloquer" des dizaines de milliards pour sauver des banques, mais n'ont pas "trouvé" les 500 millions qui suffiraient à sauver un milliard d'hommes mourant de faim. Parce que je m'interroge encore sur ce qu'est un homme.

Vers quelle humanité ?

Compte-rendu de la rencontre-débat Albert Jacquard / Marc Sautet
Au Trait d’union, premier novembre 1997, par François Housset


DR

Pour Albert Jacquard, "nous sommes l’aboutissement d’un cheminement vers la complexité", avec nos milliards de neurones qui font notre supériorité sur tout animal. Mais ce cheminement n’est encore qu’un cheminement naturel ; notre réel "plus" est dans quelque chose de plus complexe encore que chacun d’entre nous: "l’humanité", que les hommes constituent à mesure qu’ils se lient les uns aux autres. Or nous allons plutôt vers l’inhumanité: la compétition est aujourd’hui considérée comme le moteur de notre société. Et Jacquard exulte: "l’émulation oui, la compétition non!" Faut dire que nous sommes à l’avant-veille de la parution de son dernier bouquin, où il raconte deux fables: la première met en scène la victoire des banquiers, la seconde celle de l’humain. Et de montrer du doigt ces banquiers qui monnayent tout, confondant ce qui est marchandise (les objets, la nourriture...) et ce qui ne l’est pas (la culture, l’humain...). Croire les banquiers, c’est ne plus croire en l’humanité: il y aura bientôt neuf milliards d’hommes sur notre petite planète; la terre pourrait bien nourrir neuf milliards d’agriculteurs du Bangladesh, mais seulement quelque centaines de millions d’Albert Jacquard. Les banquiers nous préparent à une énorme inégalité, très dangereuse pour l’humanité: il faudra que les plus riches soient très forts pour résister à la masse des citoyens paupérisés.
Jacquard pense qu’une révolution se fera de toute façon, et qu’il vaut mieux la mener que la subir. À Pascal Hardy, persuadé que l’homme ne change pas, faisant allusion aux oeuvres d’Aristophane qui décrivait déjà les comportements humains d’aujourd’hui, et supposant qu’il faut seulement créer de nouveaux rapports, puisqu’on ne changera pas l’homme, Jacquard répond qu’il y a pourtant une nouveauté: l’énorme augmentation de notre pouvoir nous oblige à changer. On ne vit pas de la même façon qu’il y a cent ans quand notre population décuple.

Marc Sautet est bien d’accord pour dire du mal des banquiers, mais ne vit pas dans le même monde que Jacquard : pour lui, la compétition n’est pas un fait nouveau, qui ferait reculer l’humanité se constituant aujourd’hui. Car la compétition est au fondement de l’humanité : archaïque, elle est bien antérieure à celle des hommes entre eux. Il y eut de tout temps une compétition des espèce les unes envers les autres ; c’est parce que peu à peu nous avons asservi (ou éliminé) les autres espèces que la rivalité est au fondement même de notre existence humaine. Les banquiers ont d’abord représenté la liberté de l’homme : vassal d’un seigneur qui le protégeait contre les barbares (ces hommes dont on disait qu’ils n’étaient encore que des animaux (1), l’homme s’est humanisé dans la servitude. Or les serfs se sont affranchis grâce à l’argent. "Nous nous sommes asservis à une puissance qui nous a libérés."
C’est le libre échange qui fait que les hommes ne sont plus liés à des seigneurs. Mais ils se doivent dorénavant de vénérer le dieu Or... qu’ils ne peuvent que servir ! "La démocratie produit l’inverse de ce qu’elle promet" : le libre-échange a paupérisé l’immense majorité des citoyens ; le peuple, en voulant son bien, a fait son propre malheur. "L’homme blanc" a beau jeu, dès lors, de verser des larmes de crocodile en se rendant compte que l’immoralisme qu’il a répandu autour de lui va se retourner contre lui. La révolution, Marc la voit venir, lui aussi, mais sans nous : en parlant d’égalité, de partage, nous nous berçons de "leurres utopiques" : pendant ce temps, le monde exclu et exploité jusqu’ici prépare sa revanche ! Le temps que nous prenons pour le méditer, d’autres le prennent pour réagir: nous sommes donc comme le cycliste se regardant pédaler -et qui se casse la gueule.

Comme l’a dit Gunter Gohran, c’était donc la conception même de l’homme qui était en jeu. Lui penchait pour rejoindre Marc : l’homme est un prédateur, originellement, donc fondamentalement. Reste à remplacer la compétition par la responsabilité (même par rapport aux autres espèces). C’est l’intérêt des plus riches mêmes : l’Africain que l’on dirait démuni dans sa brousse se paie le luxe de parler avec "les vieux", par exemple, tandis que les grands patrons stressés se retrouvent dans une véritable misère intellectuelle, n’ayant jamais que le temps de penser à l’avenir de leurs entreprises : les riches sont pauvres d’esprit -et pas libres pour autant, enchaînés qu’ils sont dans leurs préoccupations de riches, et devant toujours davantage se méfier des pauvres qui les menacent.
Jacquard raconte alors qu’à Sao Polo des gosses de riches venus l’écouter étaient accompagnés de gardes du corps qui devraient les ramener chez eux au plus tôt: ceux-là vivent déjà en prison.
Gunter s’exclame: "Est-ce ainsi que les hommes vivent!?" Grand moment !

Je l’avoue entre nous, mon sang un peu trop froid ne s’est pas trop ému quand il s’agissait pourtant de l’avenir de l’humanité. J’ai beau aimer les hommes, je ne les aime pas tous ensemble : je ne parviens pas à me faire une idée de leur totalité comme d’une chose aimable, comme la chose la plus précieuse qui soit, à toujours revaloriser, construire, préserver. Jacquard a défini l’humain comme un "être de relation". Pour le faire comprendre, il a évoqué sa colère (transmise en direct à la TV) quand il a su que des C.R.S. bastonnaient des sans-logis dans une église : à Casablanca, on l’arrête dans la rue pour le remercier d’avoir manifesté son indignation.
"Cette personne qui m’a interpellé dans la rue, c’était un être humain".
C’est donc dans la reconnaissance, dans la réciprocité, qu’Albert reconnaît l’humain. Cela m’oblige à considérer qu’il y a des hommes à exclure de l’humanité (certains C.R.S. par exemple, ou les milliers de personnes qui, à Casablanca, n’ont pas arrêté Albert dans la rue), et que certaines des bêtes en font partie.
Il y a aux States une école où la cour de récré est une piscine. Les gosses (de riches) s’ébattent avec des dauphins à la récré. Ces dauphins, "en stage" avec les gamins, sont périodiquement libérés, et l’on en retrouve quelques-uns le long des côtes, retrouvant parfois certains des gamins qu’ils avaient connu en piscine. Ils les reconnaissent immédiatement : ils savent les distinguer parmi les centaines d’autres personnes qui s’ébattent sur la plage -un peu comme à Casablanca on a su identifier Albert parmi des milliers de gens. Les retrouvailles sont joyeuses : deux consciences qui s’estiment se font fête. Si l’homme est un être-en-relation (enfin... certains hommes, qui sont humains), alors le dauphin aussi (enfin... certains dauphins), et beaucoup d’autres animaux, qui se reconnaissent, qui sont solidaires, même quand ils ne sont pas de la même espèce.
Jacquard a été l’homme qui a le plus superbement montré qu’il ne pouvait pas y avoir de race séparant les hommes : pourrions nous à présent aller plus loin, considérer qu’il n’y a pas non plus d’espèce séparant les consciences, toutes participant à "l’humanité" -à laquelle il conviendrait de trouver un meilleur nom ?

François Housset
www.philovive.fr






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CITATIONS

"On devient nécessairement l’ennemi des hommes lorsqu’on ne peut être heureux que par leur infortune."
Helvétius, De l’esprit III, XVI

"Les hommes éveillés n’ont qu’un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde."
HERACLITE

"Etre bon patriote, c’est souhaiter que sa ville s’enrichisse par le commerce et soit puissante par les armes. Il est clair qu’un pays ne peut gagner sans qu’un autre perde, et qu’il ne peut vaincre sans faire des malheureux.
Telle est donc la société humaine, que souhaiter la grandeur de son pays c’est souhaiter du mal à ses voisins. Celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande ni plus petite, ni plus riche ni plus pauvre serait le citoyen du monde."
Voltaire, Dictionnaire philosophique, "Patrie".

“La cohésion sociale est due en grande partie à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. C’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit.”
BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion.

“Toute société qui prétend assurer aux hommes la liberté doit commencer par leur garantir l'existence. ”
L. BLUM, Nouvelles conversations de Goethe avec Echermann.

“Nous tirons des autres presque tout le nécessaire, le langage aussi bien que le pain et beaucoup d’images de nous qui se peignent dans leur regard, dans leur conduite, dans leurs silence.”
VALÉRY, Mauvaises pensées

(1) "Si, comme on le dit, les hommes deviennent des dieux par excès de vertu, c’est ce caractère que revêtira évidemment la disposition opposée à la bestialité. (...) Il est rare d’être un homme divin (...) la bestialité est rare dans l’espèce humaine: c’est principalement chez les barbares qu’on la rencontre."
Aristote, Éthique à Nicomaque VII,1

"Une folie dont nous avons d’abord à nous garantir, c’est d’oublier que nous ne sommes que des hommes."
Diderot, l’Encyclopédie, "Épicurisme"

"Égalité avait signifié, dans un contexte religieux, que nous sommes tous les enfants de Dieu, que nous participons tous à la même substance humano-divine (s’inspirant de la formule de Kant: tous les hommes sont égaux dans la mesure où ils sont des fins, et seulement des fins, jamais des moyens l’un pour l’autre:) S’inspirant des idées de la philosophie des Lumières, des penseurs socialistes de différentes écoles définirent l’égalité comme l’abolition de l’exploitation, de l’utilisation de l’homme par l’homme, qu’elle soit cruelle ou "humaine".
Erich Fromm, L’Art d’aimer

"L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre. Le problème ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà."
Karl Marx
(mais quand Marx disait cela, la population de la terre ne comptait qu’un milliard d’hommes...)

"Toutes choses humaines sont trop changeantes pour pouvoir être soumises à des principes de justice permanents. C’est la nécessité plutot que l’intention morale qui détermine dans chaque cas quelle est la conduite sensée à tenir. C’est pourquoi la société civile ne peut pas même aspirer à être juste purement et simplement."
Léo Strauss, Droit naturel et histoire




Un drôle de coco à la maison blanche :

'I believe that banking institutions are more dangerous to our liberties than standing armies. If the American people ever allow private banks to control the issue of their currency, first by inflation, then by deflation, the banks and corporations that will grow up around the banks will deprive the people of all property until their children wake-up homeless on the continent their fathers conquered.'
Thomas Jefferson 1802




"Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat. Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession,d'abord par l'inflation, ensuite par la récession, jusqu'au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquise"
Thomas Jefferson 1802




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Commentaires

Intéressant tout ça. J'ai une question à François Housset : Que signifie pour vous le mot "complexité" ?


L'anagramme de Papandreou est: Nappadeuro !

Ça ne s'invente pas...

Le bricolage comme politique budgétaire


Un plan de rigueur tout juste voté, François Fillon vient d'en proposer un second. Cela montre l'amateurisme d'un gouvernement, qui ne cesse de défaire ce qu'il a fait six mois avant et qui s'intoxique de ces propres annonces.

En moins de dix ans, la droite a creusé le déficit comme jamais, doublant la dette par la multiplication des cadeaux fiscaux. Le paquet fiscal de 15 milliards de baisse d'impôts, voté en 2007, aux résultats nuls, restera comme l'une des décisions les plus absurdes de ces trente dernières années. En juin dernier, l'ISF était à nouveau diminué, pour un coût d'1,4 milliard d'euros. Pourquoi la droite n'est elle pas revenue sur cet énième cadeau fiscal ? Pourquoi fait-elle payer à tous les Français, les cadeaux offerts à quelques uns ? Pourquoi annoncer la réduction des niches fiscales, quand elles n'ont jamais été aussi nombreuses ?

Au delà des quelques mesures symboliques, l'effort va une nouvelle fois porter essentiellement sur les classes moyennes et populaires avec l'accélération de la réforme des retraites, la baisse des prestations sociales et la hausse de la TVA.

Les écologistes ont présenté un projet de budget alternatif, prenant en compte les crises sociales et environnementales que nous traversons et la faible croissance que nous connaissons depuis près de 40 ans. Il faut s'attaquer aujourd'hui aux racines de ces crises. Nous devons changer notre modèle de développement en engageant la transition écologique, créatrice d'emplois qui nous permettra d'éviter de subir la récession.

Cécile Duflot, Secrétaire nationale d'Europe Ecologie-Les Verts







Rigueur : un "mea-culpa honteux et partiel" du début de quinquennat, dit Eva Joly


Eva Joly, candidate EELV à la présidentielle, a estimé lundi que le nouveau plan de rigueur présenté par François Fillon était un "mea-culpa honteux et partiel des mesures adoptées en début de quinquennat" par Nicolas Sarkozy en faveur des plus riches.

Ce plan "apparaît comme un mea-culpa honteux et partiel des mesures adoptées en début de quinquennat. Ce sont ceux qui ont mis le pays au bord de la faillite qui soumettent aujourd'hui les Français au plan d'austérité", écrit l'eurodéputée EELV dans un communiqué.

"A nouveau, ce ne sont pas les plus riches qui vont les supporter. Ce sont les services publics, la santé, l'éducation, l'environnement, la sécurité et le logement social qui vont payer", poursuit l'ex-juge anticorruption, parlant de "demi-mesures qui prennent pour principales cibles les ménages".

Pour Mme Joly, "il y a d'autres solutions que l'austérité généralisée": "plutôt que de multiplier les solutions court-termistes qui vont fragiliser nos concitoyens, il faut enfin lutter contre les paradis fiscaux qui représentent plus de 30 milliards de recettes non perçues" et "rétablir une plus grande justice fiscale".

Parmi les propositions de la candidate: "l'adoption d'urgence d'une loi visant à obliger toutes les institutions financières même étrangères qui détiennent des comptes de citoyens français ou d'entreprises françaises à le déclarer à l'administration fiscale française", "l'adoption d'un impôt plancher sur les bénéfices des sociétés à 17%" ou "le retour à une fiscalité sur le patrimoine équivalente à celle de l'an 2000".

Elle prône également "la sanctuarisation de toutes les dépenses sociales pour ne pas accroître la pauvreté et la souffrance sociale" ou encore "la mise en place d'une taxe sur les énergies non renouvelables pour financer les investissements écologiques nécessaires pour créer enfin les centaines de milliers d'emplois verts qui permettront de redonner de l'espoir".

Pourquoi "les indignés" ont raison :
www.eelv.fr/actualites/a-...

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