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Être contre

Tout partisan a un je ne sais quoi de passif, révoltant, qui l’amène à suivre les mouvement du parti (du parti ou de l’association, de la famille, de la chapelle, du courant intellectuel, de la mode qui trotte...) auquel il a adhéré comme une moule adhère à son rocher. Quand bien même la bonne foi de l’engagé volontaire n’est pas douteuse, son engagement passif procède par imitation, est presque lâche à mesure que le sympathisant se fait supporter, répugne à critiquer, obéit presque, abandonne sa conscience amollie, consent à suivre ses partenaires sans comprendre tout à fait où on le mène ni seulement s’il est d’accord pour suivre le courant.

On plaint “ces gens là”, cet abandon de soi, cette lâcheté. On plaint ceux qui n’existent pas vraiment, d’être sous ordre, d’être pour, de ne plus s’appartenir tout à fait en s’étant alliés comme on s’abandonne.


D.R.


Heureusement, il y a les jamais-contents, auxquels on peut faire bien des reproches, mais jamais celui de s’être perdus en “partisaneries”. Car eux se posent en s’opposant. Comparez les partisans dodelinant de la tête en silence, avec les révoltés tapant du poing, regardant leurs adversaires en face, et tempêtant : “je vous emmerde !” La comparaison vaut celle de la tiédeur et de la vapeur sous pression. Les insurgés ont quelque chose d’héroïque qui manque au calme partisan. Quel qu’il soit, leur combat semble plus sensé, parce qu’ils le mènent, tout simplement. Ce combat les oblige à lui donner un sens. Ils doivent incessamment justifier leur droit d’être contre, se démarquer clairement, situer les frontières de leur intégrité.
Il leur faut de l’énergie pour se séparer du lot, nager à contre courant. Il leur en faut de la lucidité, aussi, pour sans arrêt décider de leur propre chef dans quel terrain non-allié ils vont se situer pour affronter seuls le bon ton convenu. “Penser c’est dire non”, rugit Alain, remarquant que le signe du oui est d’un homme qui s’endort, quand le réveil secoue la tête et dit non.

Bien sûr il serait hâtif d’en conclure qu’il suffit de dire non pour exister. Refuser pour refuser, se buter, parait dès l’abord stupide. Qui n’a jamais du accepter sans comprendre, et se trouver raisonnable ce faisant ? Platon lui-même, quand il enseignait dans son Académie, demandait à ses disciples de commencer par l’écouter sans poser de question. Il faut bien commencer par gober, quitte à cracher plus tard. Et puis il faut encore reconnaître que tout dogme, tout principe, est un fondement, une base de laquelle partir. La stabilité a du bon, elle est même nécessaire. L’opposant est instable donc, quoique s’il se trouve tout contre le piller qu’il cherche à sortir de son socle, il trouve là un appui dont il s’assure d’autant mieux de sa stabilité qu’il le pousse de toutes ses forces. Il y a quelque chose de rassurant dans l’opposition brutale, qui fouille jusqu’aux racines et s’en délecte : “ces choses existent, puisque je peux les détruire”. On devient plus familier avec ses ennemis qu’avec ses amis, qu’on éprouve moins. Il faut donc renverser les perspectives trop bien établies. Vouloir vraiment, c’est bien refuser ce qu’il est coutumier de vouloir : il s’agit de défier la mode, l’opinion, jusqu’à ses propres envies, sa propre conviction. Sartre se vantait de s’être vaincu plusieurs fois, détruisant ce qui lui était cher, se refusant des satisfactions, pour enfin exister vraiment, arriver à cette force du refus contre laquelle les conventions (et les convenus qui les suivent en troupeau) ne peuvent plus rien.

C’est bête, mais la force du refus dépasse celle de l’acceptation. C’est bête parce que cette évidence logique mène à un comportement absurde parfois : on préférera être contre le fromage que pour le dessert, ou nier l’autre que s’affirmer soi. C’est bête, mais les faits sont têtus : jamais un peuple n’est plus uni que... contre un autre peuple. Si tous les hommes du monde se donnaient la main, ce ne serait jamais que pour lutter ensemble contre un ennemi commun (il y en a : le SIDA, la misère...).

C’est bête encore parce que les bêtes ont la vie dure. Notre temps est celui du confort : le jouisseur d’aujourd’hui abandonnera sa conscience, ou plutôt la choisira calme, facile à satisfaire... moule accrochée au rocher. Il suffit de fermer les yeux ou de baisser la tête, de se dire que tout baigne, de se rappeler encore et encore à quel point notre système valorise ceux qui sont pour ou se rappeler qu’il est doux d’être mouton, d’être guidé par un berger (nécessairement bon) qu’on regardera d’un œil vaguement surpris au moment de l’égorgement. La vie, la vraie, est un combat. Éprouvant. Tuant. Il est plus facile d’être pour que d’être contre, mais ce raisonnement est fallacieux : il est plus facile de rester soumis que de se libérer, ou d’être mort que vif.

Tout n’est pas indifférent. L’indifférence est d’ailleurs pire encore que l’adhésion, qui, au moins engage au premier instant : l’indifférent laisse son esprit flotter, comme incapable de se situer, perdu. Évidemment le râleur perpétuel doutant des évidences mêmes, toujours hors de lui, se fatiguera -mais au moins il aura prouvé sa liberté. On demande rarement à celui qui dit “oui” de se justifier : il ne pose pas de problème. Or la liberté pose problème : les hommes libres sont des rebelles, des empêcheurs de tourner en rond.

François Housset










BOUQUINS

Alain ETCHEGOYEN, Les entreprises ont-elles une âmes ?

Alain JOUFFROY, L’individualisme révolutionnaire

BLANQUI, Écrits sur la révolution

FERRY & RENAUT, La pensée 68

FOUCAULT, Surveiller et punir

Georges SOREL, Réflexions sur la violence

Gustave LE BON, La Psychologie des foules

Henri LABORIT, L’homme imaginant ; L’agressivité détournée.

Jean AMÉRY, Essai pour surmonter l’insurmontable

Jean DUBUFFET, Bâtons rompus

Jean GRENIER, Essai sur l’esprit d’orthodoxie

LA BOÉTIE, Discours sur la servitude volontaire

LE BRUN, Lâchez tout

Marcel MOREAU, Discours contre les entraves

Michel ONFRAY : Politique du rebelle

NABERT, Essai sur le mal

Paul LAFARGUE, Droit à la paresse

Primo LEVI, Si c’est un homme

PROUDHON, Q’uest-ce que la propriété ?

Raoul VANEIGEM, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

Simone WEIL, Réflexions sur les causes de la misère et de l’oppression sociale

THOREAU, La désobéissance civile


Histoire des syndicats en France, par Dominique Labbé et Dominique Andolfatto, Le Seuil, 2006.



CITATIONS

Ne discutons pas sur le droit d'agir, de posséder, de louer son travail, de le refuser, même d'exprimer ce que l'on pense. Ces droits, de même que le droit d'élire, de critiquer, de contrôler, sont réglés par des lois qui sont mieux que passables. Mais je laisse ce détail pour en venir à l'essentiel qui est le devoir de penser librement. Dès que le citoyen est crédule, tous les droits sont comme abolis. Il ne faut point croire.
ALAIN, Propos 594, 15 décembre 1923

«L’homme oriente sa voile, appuie sur le gouvernail, avançant contre le vent par la force même du vent.»
ALAIN

Je tiens la liberté pour chose redoutable et désastreuse qu'il faut tâcher de réduire ou de supprimer chez soi d'abord—et même si l'on peut, chez les autres. L'effrayant, c'est l'esclavage non consenti, imposé ; I'excellent, c'est celui que l'on s'impose ; faute de mieux, celui auquel on se soumet. O servitude volontaire ! L'art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté.
A. GIDE, Journal. Feuillets 11.

“Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à enfreindre les bonnes.”
DIDEROT. Supplément au voyage de Bougainville.

“Pense aussi que c’est peu de chose de montrer du courage dans la prospérité et lorsque tout dans la vie nous sourit. Le pilote lui-même n’a pas à montrer son habileté lorsque la mer est tranquille et le vent favorable ; il lui faut un mauvais temps pour faire preuve de ce qu’il vaut. Ne te laisse pas aller : au contraire, affermis ta marche contre le malheur et... résiste. La fortune ne déteste rien tant que l’égalité d’âme. “
CICÉRON Consolation à Marcia. V.

“Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les événements, mais l’idée qu’ils se font des événements.”
“Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent ; ainsi ta vie sera heureuse.”
“Le maître d’un homme, c’est celui qui a le pouvoir de lui accorder ce qu’il désire, de lui enlever ce qu’il refuse ; celui donc qui veut être un homme libre, qu’il ne désire rien, qu’il ne repousse rien de ce qui dépend d’un autre ; sinon il est esclave, c’est inévitable.”
EPICTETE Manuel

Dès que le sujet cherche à s'affirmer, I'Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s'atteint qu'à travers cette réalité qu'il n'est pas. C'est pourquoi la vie de l'homme n'est jamais plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte.
Simone de BEAUVOIR, Le Deuxième sexe

“Les hommes étant tous libres, égaux et indépendants par nature, personne ne peut être tiré de cet état naturel, ni soumis au pouvoir politique d’un autre homme, sans son propre consentement... Ce qui est à l’origine d’une société politique, ce qui la constitue véritablement, c’est uniquement le consentement d’un certain nombre d’hommes libres capables de former une majorité pour s’unir et s’incorporer à une telle société.”
Locke, Essai sur le gouvernement civil. §§ 95 et 99

Penser, c'est dire non. Remarquez que le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent (...) Qu'est ce que je verrais si je devais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c'est en m'interrogeant sur chaque chose que je la vois (...) C'est donc bien à moi-même que je dis non.
ALAIN
Propos sur les pouvoirs, L'homme devant l'apparence, 19 janvier 1924, n° 139 (ou Propos sur la religion, LXIV : Alain s'est copié lui-même !)

















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Commentaires

Etre acteur de sa vie, voilà un des premiers combats dans cette société construite par et pour des "spectateurs".
Pour agir, pour ne pas laisser faire, dire non est indispensable, et c'est une action indissociable de l'instant présent : je dis NON aujourd'hui et maintenant, parce qu'il en est encore temps, et que je ne sais pas pour combien de temps... plus on attend, plus il devient difficile de dire non. N'attendons pas qu'il soit trop tard.
Aujourd'hui le combat est dans la rue; si on le gagne, demain il sera au sein de chaque parcelle de la société, occupé à essayer d'en construire une meilleure, par et pour les acteurs de demain : les enfants, futurs adultes, futures personnes qui sauront, je l'espère, dire "non".
lafeepourquoipas.blog.fre...

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