Pourquoi le progrès scientifique n'a-t-il pas fait disparaître les religions ?

Cette question n'est pas innocente. Elle suggère que le passage graduel (progressif) des sciences à une transformation positive aurait du être négatif pour les religions ! On devrait donc s'étonner que les sciences, en repoussant les frontières du connu, n'aient pas (ou pas encore) supplanté les religions.

Pour trouver surprenant que les sciences n'aient pas chassé les religions, il faut partir du présupposé que les croyances religieuses sont menacées par les vérités scientifiques. Les religions ne se basent-elles pas sur la croyance en une réalité dont l'existence est incertaine, indémontrable, tout au contraire de la science ?

La science ne suffit-elle donc pas (ou pas encore) ?

Pourra-t-elle un jour répondre à toutes nos questions et rendre la religion superflue ?

La religion compense-t-elle encore d'éventuelles insuffisances de la science ?

Pourquoi ne suffit-il pas (ou pas encore) de savoir pour ne plus croire ?

Pourquoi le progrès scientifique devrait-il supplanter les religions ? Historiquement, le déclin progressif des croyances religieuses semble corrélé avec le progrès des sciences. Nous ne sommes plus au temps où Agamemnon sacrifiait sa fille Iphigénie dans l'espoir d'un vent favorable pour ses voiliers : les progrès de la météorologie ont rendu dérisoires les rituels implorant les faveurs d'un dieu. La démarche scientifique est devenue plus pertinente. Si scientifiques et religieux ont la même prétention d'accéder à la vérité, la démarche religieuse s’appuie sur des dogmes réclamant la croyance faute de démonstration rationnelle. Science et religion se sont opposées, et s’opposent encore, parce que la religion refuse ce qui entre en contradiction avec les textes sacrés : Galilée fut condamné par l'Inquisition, la théorie de l'évolution de Darwin fut combattue... et l'histoire a donné raison à la science : ses arguments, ses preuves, ont pris le pas sur les explications faisant appel à un au-delà mystérieux. Galilée a été condamné pour avoir contredit un texte sacré : la religion s'est alors présentée comme ennemie de la science. Si la science a évidemment gagné sur ce point, la religion n'a-t-elle pas tout aussi évidemment perdu, ne doit-elle pas s'en trouver défaite avec ses illusions dénoncées comme telles ? Darwin, en publiant l'évolution des espèces, n'a-t-il pas réfuté la thèse religieuse faisant de l'homme un être à part ? En reconnaissant l'erreur de la religion, n'a-t-il pas montré le tort de la religion ? La religion pouvait-elle s'en remettre ? Sinon, que fait-elle encore debout ? La science triomphe : la religion doit s'avouer vaincue. Disparaître. Et pourtant les temples tiennent toujours debout, on y prie, on y prêche encore les mêmes vérités. Pourquoi diable ?

La science n'a-t-elle pas encore fait table rase des croyances religieuses ? Ces croyances ne sont-elles pas comparables à des fables racontées aux enfants ? Avec le progrès vient la maturité de l'esprit, et disparaît sa crédulité. C'en est fini du monde mystérieux où l'hiver était expliqué par la belle histoire de la déesse Nature attristée par la perte de sa fille ! La science écarte la fable : c'est le mouvement de la Terre qui fait les saisons, il n'y a rien à y voir de divin. Un mythe ne tient pas (ne tient plus : c’est un progrès) face aux théories scientifiques aux logiques démontrées, validées par des expérimentations vérifiables. Selon Auguste Comte, l'esprit humain est passé par trois phases : « l'état théologique » fut l'enfance de l'humanité, « l'état métaphysique » fut son adolescence avec l'éveil de l'esprit critique, et « l'état positif » est l'âge adulte, l'avènement de la science recherchant les causes efficientes. Or l'histoire ne lui a pas donné raison : cet âge n’est pas venu. Ou pas encore ? L'histoire des sciences se présente comme l'histoire de l'autonomie de la raison. Les sciences progressent parce que la vérité n'est pas entièrement connue : on n'en connaît qu'une part croissante. Cette histoire progresse pas à pas, elle procède « par approfondissements et ratures » (Jean Cavaillès), par tâtonnements : elle ne sait pas d'avance, elle avance pourtant, en lançant des hypothèses qu'elle vérifie pour échafauder des théories. C'est à mesure qu'elle avance sur le terrain obscur qu'elle éclaire davantage et mieux : l'obscurité se trouve donc bien vaincue par sa lumière. Autant parler de victoire sur les forces obscures, aussi glorieuse que celle des Jedi dans La Guerre des Etoiles. Le progrès scientifique, selon Bachelard, est « la dynamique même de la culture scientifique  ; l'histoire des sciences est l'histoire des défaites de l'irrationalisme. » Alors on a beau jeu d'imaginer le Jedi triomphant, possesseur de la « vraie » Force, tant il est vrai que la lumière éclaire toujours quand l'obscurité ne peut que disparaître devant elle et lui laisser le terrain éclairé.

Si et seulement si les deux forces sont bien sur un même terrain.

Sur le terrain où règne la raison, le scientifique, armé de son savoir, est maître à condition de ne pas se réfugier dans la croyance. « Sapere aude » disait Kant : ose concevoir et distinguer le vrai du faux, formule qui fit triompher le siècle des Lumières ! Ici se trouve l’enjeu de notre problème : on se réjouit de cette victoire, quand tant d'hommes sont morts au nom d'un Livre, d'un Dieu, preuve encore de leur ignorance qui devait laisser place au savoir. On ne meurt pas pour une science, on ne s'entretue jamais que pour des croyances. « C'est mettre ses conjectures à bien haut prix, disait Montaigne, que d'en faire cuire un homme tout vif ». On ne fait pas un bûcher pour démontrer qu'une vérité scientifique est vraie : elle est démontrée, cela suffit. Les intégristes qui s'accrochent à des principes douteux et veulent vaincre plutôt que convaincre, prouvent par leur fanatisme acharné qu'ils sont dans l'obscurité : ils ne disposent pas d'un véritable savoir.

On peut se réjouir, avec André Comte-Sponville, du progrès scientifique qui fait avancer le savoir : « toute Inquisition, toute croisade, tout djihad donnent raison, quoiqu'en pensent leurs partisans, au doute même qu'ils combattent. Cela confirme, par l'horreur, que nul, s'agissant de Dieu, ne dispose d'un savoir véritable. » (L'esprit de l'athéisme). Dès lors le progrès scientifique est progrès sur l'ignorance, qu’il vainc. Il est pour le moins étonnant que ces arguments, qui devraient mener au triomphe de la science sur la religion, n'empêchent en rien la religion de persister aujourd’hui. La religion persiste, s'accroche, mais à quoi donc ? Et pour combien de temps encore ? Peut-on supposer qu'elle va finir par décrocher pour laisser la place au progrès ? Pas certain. Ou pas encore. La science a progressé, c'est un fait. Mais elle est loin de tout éclairer : une grande partie du monde reste encore obscure. Ce n'est pas parce que le monde est désenchanté qu'il est parfaitement compréhensible : il n'y a pas de pays où ne persiste de religion : même quand on les interdit. Pourquoi ? La question reste entière.

Peut-être l'ère de la science ne sonne-t-elle pas le glas de l'ère religieuse. Toutes deux tiennent peut-être sur un même socle fondamental, celui de la foi. On a pu penser que l’enjeu était de vaincre la superstition pour accéder à la vérité. Or, comme Lucrèce le disait déjà, lui qui, bien que matérialiste, croyait aux dieux, la vraie piété n'est pas superstitieuse. Prier lorsqu’un orage éclate revient à se résoudre à invoquer les dieux faute de comprendre la nature. Cette religion est née de la peur, « asile de l'ignorance » selon Spinoza, qui la dénonce pour la même raison et lui oppose une connaissance proprement supérieure : le savoir pertinent protège de la peur hallucinée. Mais la religion n'est-elle (ou n'était-elle) utile que pour donner des pseudo-explications à des phénomènes naturels incompréhensibles sans la science ? Si oui, en tant que pseudo-science, son ère est révolue, elle doit laisser la place à la science véritable. Tant que l'éclair est appréhendé comme une manifestation divine, un « tonnerre de Zeus », on a peur que le ciel nous tombe sur la tête. Dès que ça n'est plus qu'un phénomène naturel, la religion devient superflue et perd sa raison d'être. Le fait qu'elle persiste prouve justement que malgré la pertinence de la science la religion reste nécessaire. A quoi donc ? Il y a encore un appétit manifeste pour le sacré, peut-être parce que la science ne peut répondre aux questions existentielles des hommes qui se demandent comme Kant : « que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? » Il faudrait une science de l’existence, dans ce monde désenchanté. Les dieux capricieux, les saints auxquels se vouer, permettaient (et permettent encore et toujours) de mettre de la magie et du sens, même contradictoires et incohérents, dans des vies concrètes ! Si la connaissance scientifique répond à la question « comment ? » en présentant nombre de processus explicites, la question « pourquoi » reste entière : pourquoi vivre ? Qui suis-je ? Comment parvenir à être heureux ? La science ne sait répondre à ces questions, et se trouve incapable de rassurer l'homme angoissé. La religion, elle, sait réconforter, parler de morale. Réconforter en présentant la mort comme une promesse plutôt qu'un néant, et promettre le bonheur à qui obéit aux commandements divins. Elle relie les hommes dans la communion, l'amour du prochain : le savoir scientifique se trouve alors démuni face à la foi. La science ne suffit pas aux hommes. Comte lui-même, après avoir inventé la sociologie, se consacra à élaborer un catéchisme positiviste. Les sociologues prétendant faire de l’homme une chose scientifiquement observable, comme tout élément de l’ordre des choses, reconnaissent que même une société moderne a besoin de croyances communes. Le fait que science et religion se font encore face n'implique pas nécessairement qu'elles se contredisent : elles peuvent se compléter, puisque chacune apporte ce que l'autre ne peut produire. La cohabitation de la science et de la religion s'explique par le fait qu'elles poursuivent un but différent. Sans cette cohabitation, la science comme la religion se perdent : le scientiste prétend que la raison peut tout expliquer (ce qui n’est pas vrai), et l'intégriste s'accroche de façon crispée à des principes caduques.

Si le progrès scientifique ne doit pas déboucher sur une attitude scientiste qui prétendrait que tout sera un jour ou l'autre expliqué par le savoir rationnel, la religion ne doit pas déboucher sur un fanatisme qui conduit à nier l'évidence et à refuser les preuves que fournissent les scientifiques. Si les vérités religieuses sont présentées comme des faits alors que rien de tangible ne peut venir les corroborer, aucun compromis n'est possible.

La science a indéniablement fait reculer les explications religieuses dans ce qu'elles avaient d'irrationnel. Il est désormais prouvé qu'on ne peut pas tout ramener à la volonté divine. Mais la science ne peut pas se substituer aux croyances dans les domaines qui ne sont pas de son ressort.

François Housset

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Citations

“Mais, ne l’oublions pas, la sagesse sera toujours conjecturale. C’est en vain (veuille l’âme de Socrate me pardonner !) que l’on s’est acharné à en faire une science. C’est en vain aussi que l’on tenterait d’extraire du savoir devenu démontrable une morale ou un art de vivre. La sagesse ne repose sur aucune certitude scientifique et la certitude scientifique ne conduit à aucune sagesse. L’une et l’autre doivent coexister, à jamais indispensables, à jamais séparées, à jamais complémentaires.”
J.F. REVEL. Discours de réception à l’Académie Française (11 juin 1998)

« L’homme se croit libre... comme si les dépassements de sa conscience... et par suite les actes qui en dépendent pouvaient varier par l’effet de quelque chose qui est en lui, et que rien, pas même ce que lui-même est avant le dernier moment qui précède l’action ne prédétermine »
RENOUVIER, Science de la morale

«L’illusion de la liberté vient de la conscience de notre action et de l’ignorance des causes qui nous font agir.»
SPINOZA, Éthique II, prop. 35, scolie

Philosopher, c’est penser sans preuves (s’il y avait des preuves, ce ne serait plus de la philosophie), mais point penser n’importe quoi (penser n’importe quoi, d’ailleurs, ce ne serait plus penser), ni n’importe comment. La raison commande, comme les sciences, mais sans vérification ni réfutation possibles.”
André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus (La tolérance)

“La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surprennent”
PASCAL

“Croire ou vérifier, l’alternative est inéluctable.”
BRUNSCVICG, Le progrès de la conscience.

“Même si tous [les savants] étaient d’accord, leur enseignement ne nous suffirait pas : nous ne deviendrons jamais mathématiciens, par exemple, bien que notre mémoire possède toutes les démonstrations faites par d’autres, si notre esprit n’est pas capable de résoudre toute sorte de problèmes ; nous ne deviendrons pas philosophes pour avoir lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, sans pouvoir porter un jugement solide sur ce qui nous est proposé. Ainsi, en effet, nous semblerions avoir appris, non des sciences, mais des histoires.”
DESCARTES, Règles pour la direction de l’esprit. III











L'esprit de l'homme est sujet à certaines terreurs et à certaines appréhensions inexplicables, qui procèdent d'une situation personnelle ou publique malheureuse, d'une mauvaise santé, d'un naturel sombre et mélancolique, ou du concours de toutes ces circonstances. Un tel état d'esprit engendre la crainte de maux infinis et inconnus de la part d'agents mystérieux ; et quand il n'y a rien de réel à redouter, l'âme, agissant à son propre détriment, et entretenant son inclination prédominante, invente des objets imaginaires, à la puissance et à la malveillance desquels elle ne donne pas de limite. Comme ces ennemis sont entièrement invisibles et totalement inconnus, les méthodes adoptées pour les apaiser sont également inexplicables, et consistent en cérémonies, observances, mortifications, sacrifices, présents, ou toute pratique qui, en dépit de son absurdité ou de sa vanité, se trouve recommandée par la sottise et la fourberie à une crédulité aveugle et terrifiée. Faiblesse, crainte, mélancolie, jointes à l'ignorance, sont donc les vraies sources de la superstition.
Hume, "Superstition et enthousiasme", dans Histoire naturelle de la religion.



















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