La solitude est-elle une expérience féconde?
Par François HOUSSET | Les Textes #202 | commenter | |
Subie ou recherchée, la solitude paraît un mal nécessaire -donc un mal qui, finalement, est un bien...?
Considérée comme un repli sur soi, la solitude est un mal en ce qu’elle résulte de l’échec de la communion entre les esprits. Elle est éprouvée par la personne qui, même entourée d’amis, se sent isolée. Il ne s’agit pas simplement d’un sentiment qu’on éprouve quand il n’y a plus personne: on n’est pas seul que dans un désert, on peut l’être aussi dans la foule. La solitude s’éprouve donc comme un sentiment subjectif indépendant de toute réalité objective. On se sent seul d’abord parce qu’on se sent étranger. D’où l’importance accordée au regard de l’autre, qui nous définit: il est nécessaire, mais aussi terrifiant. C’est pour ne plus le subir, pour ne plus se sentir défini par un regard qui dévisage, que l’on peut en arriver à fuir tout regard, au point de ne plus se trouver défini que par soi-même.
Un regard est comme un destin donné à celui qui, regardé, s’en trouve objectivé: toute considération chosifie celui qu’elle envisage. Il paraît donc nécessaire de se soustraire du regard des autres pour préserver son autonomie; mais c’est en même temps se mettre en péril, car le regard n’en reste pas moins fondamental. On peut bien s’abuser, considérer que le regard des autres n’est pas important, mais ce n’est là qu’un moyen déguisé de se préparer à le subir avec une feinte insouciance.
Il y a une autre solitude, bien meilleure: vertueuse, saine, elle parait paradoxalement au principe de la communion. Il semble qu’il faille s’être retrouvé soi-même, authentique donc sans personne, pour ne plus seulement imiter les autres, pour savoir ce que l’on veut vraiment, pour connaître ses forces et les utiliser adéquatement, toutes choses indispensables pour devenir quelqu’un sur qui l’on peut compter.
Il ne s’agit pas là de la solitude défraîchie du célibataire endurci, d’un moi replié dans son narcissisme ou dans son ressentiment. Il s’agit plutôt de la “bonne” solitude du promeneur qui a pu s’éclaircir les idées dans sa retraite provisoire, ou de celui qui, par souci de spiritualité s’est isolé le temps de faire le point sur la présence en lui de lois qui le dépassent. Il y a, comme dit L. Lavelle*, une “séparation qui unit” le solitaire: parce qu’il n’y cherche “qu’une sorte d’exercice spirituel qui doit prouver sa valeur et sa fécondité dans ces relations avec le dehors qu’elle avait paru abolir”, un sage qui s’isole ne fait finalement que se mieux préparer à s’unir aux autres. L’argument vaut pour la relation amoureuse également: c’est pour avoir su s’aimer tel que l’on est que l’on peut être aimé pour ce que l’on est véritablement.
Il y a des raisons et des valeurs que l’on ne reconnaît qu’après un certain temps de réelle solitude: il faut donc bien s’isoler, ne serait-ce que pour mieux s’unir ensuite. Une communauté ne serait pas complète si elle ne comptait pas de solitaires.
François Housset
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à ce propos:
Bouquins:
Martin Buber, Le Je et le Tu.
Max Scheller, Nature et formes de la sympathie.
- L. Lavelle, L’Erreur de Narcisse.
P.M. Schuhl, Remarques sur le regard, dans Le merveilleux.
G.Gusdorf, Traité de l’existence morale, 2è partie, chapitre I.
M. Castaing, L’existence d’autrui.
Citations:
“Dans la solitude il faut agir comme si on était vu du monde entier, et quand on est vu du monde entier agir comme si on était seul”
Lavelle L’erreur de Narcisse
“Pour être capable de faire le don de soi, il faut avoir pris possession de soi dans cette solitude douloureuse hors de laquelle rien n’est à nous et nous n’avons rien à donner.”
Lavelle, Tous les êtres séparés et unis.
“(...) Celui qui sait qu’il n’a point d’allié avec qui il pourrait se porter au secours de la justice sans se perdre, mais qu’au contraire, comme un homme tombé au milieu de bêtes féroces, se refusant à participer à leurs crimes et par ailleurs incapable de résister seul à ces êtres sauvages, il périrait avant d’avoir servi sa patrie et ses amis, inutile à lui-même et aux autres: pénétré de ces réflexions, il se tient au repos et s’occupe de ses propres affaires: semblable au voyageur qui, pendant un orage, alors que le vent soulève des tourbillons de poussière et de pluie, s’abrite derrière un petit mur, il voit les autres souillés d’iniquités, et il est heureux s’il peut vivre sa vie d’ici-bas pur lui-même d’injustice et d’actions impies...”
Platon. La République, Livre VI, 696c
“Aucun être humain ne peut réellement en comprendre un autre”
Graham Green, Le fond du problème
“Nous tirons des autres presque tout le nécessaire, le langage aussi bien que le pain et beaucoup d’images de nous qui se peignent dans leur regard, dans leur conduite, dans leurs silence.”
Valéry, Mauvaises pensées
“Je pourrais y demeurer toute ma vie (à Amsterdam) sans jamais être vu de personne; je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts ou les animaux qui y passent. Le bruit même de leurs tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau.”
Descartes, Lettre à Guez de Balzac.
Je suis “une chose qui pense” mais les “choses que je sens et que j’imagine ne sont peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes”.
Descartes, Deuxième méditation.
“Je ne manque pas de dire que je vois des hommes. Cependant, que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux?...”
Descartes
“Mon très cher frère, J’ai autant de joie de vous trouver gai dans la solitude que j’avais de douleur quand je voyais que vous l’étiez dans le monde.”
Jacqueline Pascal, Lettre à Blaise Pascal, 19 Janvier 1655
“L’homme est né pour la société; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son cœur; des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. (...) Il faut peut-être plus de force d’âme encore pour résister à la solitude qu’à la misère; la misère avilit, la retraite déprave.”
Rousseau, La Religieuse
“Il n’y aurait pas pour moi de plus grand châtiment que d’habiter seul le paradis.”
Goethe
“Dans l’isolement la Société est présente comme ressentiment. Le solitaire, au contraire, communie avec l’univers; sa solitude est plénitude; dans le cœur d’une carmélite bat le cœur de l’humanité entière.”
Jean Lacroix, Le sens du dialogue.
“Parce que j’ai eu peur, parce que j’ai eu honte, parce que j’ai été déçu, j’ai voulu jouer les héros indifférents. Quoi de plus seul qu’un héros?”
Vian, L’Herbe rouge, chapitre 16
“Les âmes se sentent-elles si pauvres et si laides qu’elle redoutent à ce point de livrer leur nudité? On préfère échanger de fausses richesses plutôt que d’unir de vraies pauvretés.”
G. Thibon
“L’enfer est tout entier dans ce mot: solitude.”
Victor Hugo, La légende des siècles, Hors de la Terre, II. La Judée, Livre II, 8.
“L”enfer, c’est les autres”
Sartre, Huis clos.
“Je vous tuerai tous, puis je m’en irai.”
Alfred Jarry, Ubu-Roi.
“La conscience de la séparation humaine sans réunion par l’amour est source de honte. Elle est en même temps source de culpabilité et d’angoisse.”
Fromm, L’art d’aimer
“La solitude est à l’esprit ce que la diète est au corps, mortelle lorsqu’elle est trop longue, quoique nécessaire.”
Vauvenargues Réflexions et maximes.
“Dans une glaciale solitude, l’homme se met lui-même le plus inexorablement en question; et c’est parce que la question fait appel avec cruauté à son plus intime et son plus secret et l’entraîne dans le jeu qu’il devient sa propre expérience.”
Martin Buber, Le Problème de l’homme, 2è §.
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