PhiloVIVE ! La philosophie orale et vivante

 

ÉTHIQUE MÉDICALE

Voici l'intégrale de ma préparation à mon intervention de ce jour à l'I.F.S.I. (Institut de Formation en Soins Infirmiers) de Versailles.
Pardon pour la présentation brouillonne (mais qu'est-ce qui m'a pris de vous promettre de tout mettre en ligne ce soir ?) : je viens de passer une heure à la mettre en page, je suis désolé si l'aspect un peu "vrac" déboussole : je compte sur votre intelligence supérieure pour vous repérer dans toutes ces pistes, en utilisant des mots clef ou en vous repérant à partir du plan fourni en début du document.
Parfois formulées comme si je vous faisais un discours, parfois seulementr énumérées (il s'agit de notes préparatoires à mon intervention orale) vous trouverez ici toutes les pistes évoquées sur ce qui distingue l'éthique de la morale, les problématiques singulières du soignant qui se refuse à être soi-niant, l'identité et l'altérité de cet Autre qu'est le patient.
N'hésitez pas à laisser vos commentaires : j'interviens depuis 1999 "chez vous" et me suis enrichi à chacune de ces rencontres : mon but est toujours d'apprende et de mieux comprendre, grâce à vous.
Heureux qui communique !

Plan

LA MORALE AUJOURD’HUI

- que dois-je faire ?
- Je ne soigne pas Mr Ronchon, mais... l’humanité !

L’ÉTHIQUE

- histoire de la déontologie médicale
- science sans conscience
- “y’a pu de morale”
- éthique et bonheur
- le bonheur est un devoir
- “Comment ça pourrait être mieux ?”


•3 thèmes pour ouvrir 3 débats :

1) MEDECINE ET HUMANITE

- Le malade n’est pas un corps : la médecine, en tant que science, ne peut rien pour lui
- La faute à Descartes
- Les mots ont un pouvoir -Lelouch
- La meilleure des machines ne vaut pas une poitrine
- à quoi sert le malade ?

- Parler : quand, comment ?

2) TU NE MENTIRAS POINT

- Discrétion
- L’obligation d’informer
- Une veille éthique permanente
- Une information encadrée

3) TU NE TUERAS POINT

- France , "L' exception d'euthanasie"


IDENTITÉ, ALTÉRITÉ

SE TROUVER : S’ASSIMILER
L’INDIVI-DUALISME
LA CONSCIENCE DE SOI
ALTÉRITÉ & CONSCIENCE DE SOI
UNIFORME
SE VOIR COMME UN TIERS
QU’EST-CE QU’UN ÉTRANGER ?
NOUS & LES AUTRES
AUTEURS
CITATIONS





Je vais vous faire la morale !
N’ayez pas peur : je ne vais pas vous faire une leçon de morale truffée de commandements stricts, je ne suis pas là pour vous dire ce qu’il faut faire, je ne suis pas un prêcheur, et puis il s’agit de philosopher : je vais donc vous parler de morale, mais aussi d’éthique.

LA MORALE



Certains d’entre vous sont peut-être des êtres moraux, des soldats de la médecine, prêts à sacrifier leur temps, leur énergie, leur existence même, à leur devoir : SOIGNER. Parce qu’il le faut, parce qu’ils le doivent.
On reconnaît un être moral à ce qu’il ne veut JAMAIS au grand JAMAIS suivre une impulsion, un bon plaisir, mais TOUJOURS obéir à la loi morale.
Pour prendre un exemple concret, vous entrez dans la chambre d’un vieux ronchon pour lui faire une piqûre. il vous accueille par des insultes, vous crache au visage. Si vous êtes moral, vous faites votre devoir quoi qu’il dise ou qu’il fasse, il aura droit à sa piqûre. Et vous sortez de la chambre en ayant le noble sentiment d’avoir accompli votre devoir.
Il y aurait mille autres comportements possibles. Vous pourriez jeter la seringue par terre, lui dire “t’as qu’à te piquer toi-même vieux con !” et sortir en claquant la porte, avec le plaisir de lui avoir rabattu son caquet.
Vous pourriez aussi remplir la seringue d’air, lui faire sa piqûre, et sortir de sa chambre en éprouvant le plaisir de l’avoir tué.
Or la morale ne vous donne aucun choix : vous DEVEZ ABSOLUMENT accomplir votre devoir, scrupuleusement.


Question : comment connaissez vous votre devor ? C’est quoi le devoir d’un soignant ?
Vous le devez, et vous le savez : si vous tuez cet homme, en sortant vous éprouverez de la culpabilité, votre bonne conscience vous rappellera votre faute toute votre vie, un surmoi freudien vous accablera, c’est comme ça : la morale, ce n’est pas seulement un ensemble de lois donnés par quelques intégristes, c’est ce qui fait toute votre humanité, humanité que vous pouvez perdre d’un geste.
Cette morale, vous ne l’avez pas inventée, elle existait bien avant vous, vous en héritez, et il vous faut vous montrer dignes de cet héritage

COMTE : VOUS N’AVEZ AUCUN DROIT , seulement des devoirs

“Il est vrai ... que le positivisme ne reconnaît à personne d’autre droit que celui de faire toujours son devoir. En termes plus corrects, notre religion impose à tous l’obligation d’aider chacun à remplir sa propre fonction. La notion de droit doit disparaître du domaine politique...”
“Le positivisme n’admet jamais que des devoirs, chez tous envers tous. Car son point de vue toujours social ne peut comporter aucune notion de droit, constamment fondée sur l’individualité.”
COMTE, Catéchisme positiviste, dixième entretien.

Quel intérêt y’a-t-il à être moral ? Aucun, et c’est à cela qu’on reconnaît un comportement moral : il est parfaitement désintéressé. Aucun intérêt individuel. Et même une sacrée abnégation : reprenons l’exemple du vieux ronchon : l’être moral qui entre dans sa chambre et lui fait sa piqûre comme il faut tout en recevant une bordée d’injure, voire un crachat, ce soignant là se dévoue, il a laissé son ego à la porte. La morale, c’est l’humiliation de l’ego : on fait passer l’humanité avant sa petite personne.

Que dois-je faire ?

Les obligations morales du soignant reposent sur des principes que la philosophie a précédé :
-autonomie (l’homme est une fin en soi)
-bienfaisance (bonne volonté)
-non malfaisance (surtout ne pas nuire)
-justice (service au malade, quels que soient ses origines, secret et discrétion)

Je ne soigne pas Mr Ronchon, mais... l’humanité !
Une règle rassemble tous les principes, celle énoncée par Kant :

“Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci. Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”
Fondements de la métaphysique des mœurs. 2è section

En aucun cas je ne veux qu’on me nuise, ni qu’on nuise à quiconque, je veux le bien de tous, donc je ne m’autorise pas à porter atteinte à l’intégrité d’autrui.
En aucun cas : la morale est formelle (et c’est bien : il nous faut des principes catégoriques, sur lesquels il n’y ait pas à tergiverser.

La morale est absolument universelle.
Je ne peux pas dire “oui mais là ce vieux ronchon...” : je ne dois pas tuer, quel que soit son caractère, son âge, ni rien.
On est d’accord ?
On est tous d’accord ?
Je n’en suis pas certain. Il ne faut pas tuer, jamais au grand jamais, quel que soit l’âge et l’état du malade ? Vraiment ?
J’ai peur que vous oubliiez vos sentiments : vous allez peut-être vous retrouver dans des situations concrètes où vous perdrez vos certitudes.
Imaginez que vous vous trouvez devant un malade qu’on maintient en vie à grand peine et à grands frais, depuis des dizaines d’années. Il n’a aucune chance de guérir jamais, on peut prolonger sa vie très longtemps encore, il hurle de douleur jour et nuit, il perd souvent la tête, il devient dangereux, et dans ses rares moments de lucidité il vous regarde avec des yeux pleins de larme et vous supplie d’abréger ses souffrances : saurez vous rester parfaitement moral ?
Autre exemple : une fille de treize ans enceinte suite à un viol collectif voudrait avorter : la morale, toujours formelle, assure qu’il ne faut jamais tuer (d’accord, ce n’est pas encore un être humain, mais c’est un être en devenir). J’ai vu le cas d’un philosophe interrogé sur l’avortement : il a relu Kant, et a affirmé qu’il n’y avait aucun doute possible : la morale ne souffre aucune exception. Lui-même n’a pas donné d’avis personnel : parce que la morale justement ne donne pas le droit de juger.
Vous ne devez toujours pas tuer. La morale est toujours là, en vous, vous êtes imbibés de moraline. N’empêche, certains d’entre vous vont peut-être passer outre. Même si la morale ne leur en donne pas le droit. Même s’ils ont le sentiment de fauter. Ceux-là seront passé de la morale à l’éthique.


L’ÉTHIQUE

La morale, c’était l’obéissance stricte au devoir.
La fillette est traumatisée parce qu’on lui laisse son enfant comme un mauvais souvenir, il sera très perturbé, violent, immoral même ? tant pis : la morale est inconséquente : “fais ce que dois, advienne que pourra”.
L’éthique c’est la liberté, le choix délibéré que vous prenez en fonction des situations concrètes, le jugement que vous vous autorisez à faire : il ne s'agit plus de faire son devoir, mais de faire “au mieux”, ou de faire ce que l’on juge bon. Le juge, c’est vous. Chacun est responsable de ses actions.
L’éthique ouvre la porte à quantité de jugements singuliers : je peux juger bon de tuer mon vieux ronchon parce que j’estime qu’il ne faut pas payer la retraite des gens qui vous crachent dessus. Ou parce que j’aime les vieux et que je veux abréger leurs souffrances. L’éthique ne commande pas : les comités d’éthique ne peuvent faire, dans les meilleurs des cas, que des recommandations.

Revoyons rapidement l’histoire de la déontologie médicale
La morale est vieille comme le monde. L’éthique est actuelle. La bioéthique est très récente, même si la déontologie médicale a au moins 25 siècles.

Il y avait déjà des principes soignant depuis Hippocrate au 5è siècle av JC

Serment d’Hippocrate, écrit il y a deux mille cinq cent ans.

«Je jure par Apollon médecin, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et par toutes les déesses que je prends ici à témoin, que de toutes mes forces et en pleine conscience, je tiendrai entièrement mon serment et les engagements suivants : que je respecterai mon maître dans cet art, comme je respecte mes parents, que je partagerai avec lui mon avoir et lui donnerai tout ce dont il aura besoin, que je considérerai ses descendants comme mes frères par le sang et qu’à mon tour je leur enseignerai cet art sans rétribution ni condition aucune, que je donnerai libre accès aux connaissances et à l’enseignement de toute ma discipline à mes fils en premier, puis aux fils de mon maître, puis à tous ceux qui, par écrit et par serment, suivant la loi médicale, se déclareront mes disciples, et à nul autre. En ce qui concerne la guérison des malades, je leur ordonnerai des diètes de mon mieux d’après mon opinion, et je me tiendrai loin de tout mal et de toute injustice. Je ne me laisserai induire par la prière de qui que ce soit à administrer un poison ou à donner un conseil dans une circonstance semblable. Je ne mettrai à aucune femme d’appareil dans le vagin pour empêcher la conception ou le développement d’un enfant. Je considérerai comme sacrés ma vie et mon art. Je ne pratiquerai pas l’opération de la taille, et, quand j’entrerai dans une maison, je n’y entrerai que pour le bien des malades, je m’abstiendrai de toute action injuste et je ne me souillerai, par lasciveté, d’aucun contact soit avec des femmes, soit avec des hommes libres, soit avec des affranchis, soit avec des esclaves. Tout ce que j’aurai vu ou entendu au cours de la cure ou en dehors de la cure dans la vie courante, je le tairai, je le garderai toujours pour moi comme un secret, et il ne me sera pas permis de le dire. Si je tiens fidèlement, intégralement ce serment, que je puisse obtenir une vie heureuse et un avenir heureux dans l’exercice de mon art et qu’on me couvre de louanges ; mais, si je dois manquer à mon serment, de jurer le faux, puissé-je avoir un sort contraire !»

Règle générale : servir fidèlement et discrètement le malade qui qu’il soit qu’il soit, surtout ne pas nuire.

Les pratiques d’aujourd’hui n’ont plus grand chose à voir avec celles d’hier. Depuis peu nous avons besoin de comités d’éthique, où les médecins discutent avec des sociologues, des philosophes, des psychologues, des hommes politiques....

C’est pourquoi il est nécessaire de faire quelques rappels historique : les règles ont changé, et elles ont tellement changé que les règles mêmes n’ont souvent plus de valeur.

La politique a mis son nez dans la médecine après la Seconde guerre mondiale : les expériences que les Nazis menèrent sur des humains scandalisèrent. En 1947, le Code de Nuremberg réglemente l’expérimentation humaine, et l’interdit sans le consentement du sujet.

L’OMS a lié la tradition déontologique hippocratique à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948. C’est l’expérimentation nazie qui est à l’origine du code de Nuremberg en 1947, énonçant de nouveaux principes concernant l’expérimentation humaine (en particulier le consentement du sujet. )

Années 60 : revendication sociales :
-égalité des races
-égalité des sexes
-liberté sexuelle
-affirmation du droit individuel (autonomie de la personne - ce qui est parfaitement immoral)

Le mot bioéthique date des années 70, et désigne des pratiques qui posent question et mettent en cause les avancées des techniques biomédicales
-manipulation du génome humain
-droit de procréer
-brevetabilité du vivant
-consentement

Forces conflictuelles mettant en cause des sources d’autorité (institution, État, religion)
-> changements sociaux énormes dans la vie privée et publique : décriminalisation du suicide, de l’avortement, de l’homosexualité; légalisation des contraceptifs.

L’autorité médicale (inébranlable comme toute autorité, mais qui n’a donc pas suivi tous ces bouleversements) et le savoir des experts sont progressivement remis en question. La bioéthique naît dans un contexte de crise du pouvoir médical et scientifique : l’éthique médicale (qui n’était qu’une déontologie formelle) n’est plus suffisante pour répondre à la démocratisation des savoirs et au conflit des valeurs.

La médecine était un art ancestral. En quelques dizaines d’années, elle est devenue une technique (très efficace grâce au développement technoscientifique)
MÉDICAMENTS : antibio, vaccins, neuroleptiques
INTERVENTIONS : chirurgie cardiaque, réanimation, transplantation d’organes
DIAGNOSTICS : électrocardiogramme, scanner, etc
MAÎTRISE de la reproduction, de l’hérédité, du système nerveux

La France a mis sur pied, en 1983, un comité national d’éthique qui a entraîné une entrée timide de la bioéthiqe dans les pratiques médicales et l’enseignement.
La bioéthique est pluridisciplinaire. (Je devais écrire un article sur le laboratoire national d’éthique en 1997, j’ai donc été voir son directeur Christian Hervé, et j’ai trouvé un homme au centre de tensions hallucinantes : technosciences ≠ (médecine, biologie, spécialistes), droit, philosophie, théologie, sociologie, anthropologie, politique, psychologie...
Complexe et délicat car cherche à rassembler des horizons idéologiquement très différents.
Diverses versions du “bien” selon, par exemple, que l’on est catholique, juriste, généticien...

Le problème est qu’on ne peut faire d’éthique, et de bioéthique, sans avoir des visées normatives, quand l’éthique voudrait que jamais ne s’arrête la réflexion : il s’agit moins de prendre position que d’ouvrir le débat. En établissant des normes, des principes rationnellement argumentés, qui risquent de devenir formels et vides de sens pour orienter l’action concrète. tension propre de la philosophie morale entre le particulier et l’universel.

Les grands thèmes de la bioéthique :
-relation patient - médecin
-expérimentation humaine
-vie et mort
-gènes
-corps (organes)
-manipulation de la personnalité -cerveau

La pratique est devenue plus technique, et peut être orientée vers des fins qui ne soient pas purement thérapeutiques (sélection du sexe, euthanasie)

On pourrait penser que parce que nous avons plus de moyens, notre pouvoir de décision est plus grand, et que c’est profitable à l’éthique. Certes notre pouvoir est incommensurablement plus grand qu’autrefois, mais il n’est pas certain que nous ayons une maîtrise de ce pouvoir. Il semble au contraire que tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement fait, même si ce n’est pas socialement et éthiquement acceptable.

La science paraît inconsciente

“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”.
La formule est de Rabelais : prescrivant, pour la bonne éducation de Gargantua, une solide pratique sportive et de grandes études en toutes matières pour en faire “un corps sain dans un esprit sain”, il ajoute la religion comme une cerise sur le gâteau, “parce que science sans conscience n’est que ruine de l’âme.” Eh oui, l’âme est dans le coup ! C’est qu’elle pourrait se retrouver ruinée par l’esprit des sciences, la pauvrette !

La conscience nous fait réfléchir sur nous-mêmes et nos actions. Ce qui est indispensable. La science, elle, se veut toute objective : elle cherche -et trouve- des explications universellement valables rendant le monde compréhensible. Ce qui est tout aussi indispensable, mais n’a rien à voir. D’un coté, ce qui fait l’unité d’une personne, son intégrité et son existence mêmes ; de l’autre, une connaissance et une maîtrise de l’ordre des choses. Il faudrait unir ces deux partis qui règnent sur des territoires bien séparés. séparés depuis Descartes Il en va de notre existence concrète, morale, et politique : notre civilisation a fondé d’immenses espoirs sur le progrès scientifique, qui en a profité pour bondir. Nous voilà capables de détruire la planète, et de bidouiller des gènes de façon à modeler l’essence des générations futures. Mais nous ne savons pas au nom de quoi.

Différents courants de pensée.
Certains, plutôt anti-scientifiques, jugent qu’il faut respecter les lois de la nature et conserver la nature humaine telle qu’elle est. Religions contre la technoprocréation et l’euthanasie. D’autres ont une optique prudentielle : cherchent des critères pour définir le “Bien” de l’humanité afin de gérer le développement biomédical.
D’autres encore, progressistes, adhèrent à l’impératif technicien et affirment qu’il n’y a pas de limite à imposer. Donc pas de principe de précaution : OSONS ! Il faut des victimes pour le progrès. Ex du praticien qui tente une thérapie “pour voir” : le malade devient objet d’expérimentation.... et il n’y a plus de déontologie qui vaille.


“y’a pu de morale”

“Moi j’fais pas de morale, mais...” Il est mal vu aujourd’hui de faire de la morale, mais le problème se pose pourtant, sous une autre forme, celle de l’action. Le problème de celui qui dirige son action est aigu, quand les règles établies sont contestées. “Tout fout le camp”. Les valeurs, les habitudes, les bienséances, les règles de vie... De nouvelles obligations, des devoirs inédits, poussent un peu partout comme des champignons. Les règlements intérieurs évoluent, ce qui oblige à penser que les règles suivent les coutumes plutôt que de déterminer des comportements. La morale commence où commence l’attachement à un groupe. Et un groupe, ça vit, ça bouge, c’est toujours différent. Par morale on n’entend bientôt plus que mœurs, changeantes au gré des temps et des sociétés.
Les temps changent, de plus en plus vite, et la girouette s’emballe. Le plus souvent dans l’urgence les problèmes nouveaux sont abordés au gré de la mode qui trotte, sans référence à quelque principe fondamental et universel. C’est fini la Morale avec un grand M, trop dogmatique, trop vieille. On peut se passer de principes, non? Rien n’est décidé une fois pour toutes, il faut improviser, et des solutions trouvées à l’improviste font jurisprudence... Les règles se construisent sans architecte ni références communes sur lesquelles elles se fonderaient. Ce qu’on appelle la morale aujourd’hui a une actualité en contradiction flagrante avec l’idée qu’il y a des valeurs éternelles. Alors faut-il établir une morale sur mesure pour ce monde, presque malgré lui? Il est si changeant! Ne vaut-il pas mieux laisser chacun agir en conscience? Si oui, faisons plutôt de l’éthique. La morale, avec ses règles absolues, donnerait raison aux pires intégristes et traditionalistes, reconnaissables à leur façon crispée de maintenir des règles d’hier comme si elles valaient d’une façon absolue. L’attitude de ces moralistes effraie, tant elle paraît n’être qu’un refus de ce monde-ci, et même de tout monde temporel : le Bien qu’ils évoquent existe d’une façon absolue et inchangée, leurs certitudes ne peuvent en aucun cas être ébranlées. Ils paraissent ridicules. Mais Platon avait le même ridicule, quand il prétendait qu’il devait y avoir UNE Justice, UN Bien, reconnaissables une fois pour toutes en tout lieu et tout temps.

“Tout fout le camp” : le sens de la solidarité disparaît, le patriotisme devient l’esprit cocardier, on ne parle plus de Bien ou de Mal, mais de “valeurs”... qui fluctuent. Tel un courtier plaçant ses mises, le citoyen des temps modernes peut passer d’une règle à une autre, et même il le doit : les temps changent, il s’agit de changer avec eux. Tout homme entre un jour en conflit avec une morale. Et reste seul juge, agissant délibérément plutôt qu’en suivant bêtement des règles (le privant de sa conscience).
Pascal : “la vraie morale se moque de la morale”. C’est vrai : les règles générales et abstraites sont lourdingues et inutiles. Autant laisser place à la subjectivité : à chacun de reconnaître la validité des valeurs.
C’est nouveau. Dans “le bon vieux temps”, les règles avaient une réelle pérennité. On peut donc parler d’une liberté spécifique à notre ère. Mais en en donnant le prix : c’est le temps où tout est permis. Les pires guerres, génocides, persécutions, barbaries diverses et variées se succèdent à une cadence infernale. Ceux qui supposent un progrès moral en marche ont tout faux. L’effort des optimistes tentant opiniâtrement de concevoir un système moral efficace est vain : ça ne marche pas. Depuis un bail des moralistes érigent patiemment Bien et Mal en systèmes cohérents, riches... et vains. Les enfants de Kant, de Hegel, ont accompli les pires horreurs que connaisse l’histoire de notre prétendue humanité. Si tant d’efforts n’ont permis qu’à cette décadence, il eut mieux valu ne pas quitter la loi de la jungle. Nos après-guerres sont fatalement marqués par le refus du moralisme : la barbarie fait une fois pour toutes partie de notre civilisation !
“Tout fout le camp”. Même le sens des valeurs. De nouvelles valeurs, autres que morales, concurrencent la morale : voici venu le temps de la réussite, de l’efficacité, du rendement, du “réalisme”, de la technique ouvrant de nouveaux horizons. Les comités d’éthique ne peuvent, au mieux, qu’émettre des avis, et leur consultation même fait souvent partie d’un spectacle édifiant. Il n’y a plus de morale...
“Mais nous sommes libres”. Nous nous donnons nos propres lois, justement parce que notre comportement n’est plus déterminé ni par des processus biologiques ni par des principes catégoriques. Aujourd’hui chacun juge, agit, “à sa guise...”
Belles paroles, mais de bois : il y a les mœurs qui, quoi qu’on en dise, nous déterminent encore et toujours bien mieux que ne le ferait notre volontaire obéissance à de beaux principes. Par exemple un “bon” catholique trouvera à la douleur un bon goût de rédemption. Nous suivons en fait des séries d’automatismes acquis de force forcée. Le carcan social est passé, qui nous a modelés. Les maximes morales elles-mêmes sont déterminées par des coutumes, des pressions sociales, des habitudes acquises par modélisation. C’est ce que Nietzsche appelle l’instinct : primaire et fondant le comportement même, le carcan social -on parlerait plus proprement de camisole- rend inutiles les règles à suivre. Les règles sont déjà en nous, au fondement même de nos plus intimes convictions. il n’est plus utile de chercher à leur obéir -ou pas : elles font notre jugement même !
Perpétuer quelques usages, et suivre quelques principes, c’est déjà vivre d’une façon préréglée en suivant l’habitude, les conformismes, “tant que ça marche”. Et “ça” marche mal : viennent les disputes, non pas sur ce qu’il convient de faire pour enfin agir délibérément, mais pour trouver d’autres impératifs rendant superflue l’action réfléchie! Alors nous sommes moraux seulement en ce que nous cherchons à ne plus penser : ces impératifs ont une valeur conditionnelle. Nous pourrions ne pas faire ce que nous faisons, ne pas agir comme nous agissons; rien ne le commande absolument. Si nous sommes bien des “esclaves dépravés”, nous le sommes encore volontairement : nous ne sommes pas loin de la “nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi” que réclamait le bon vieux Kant. Mais cette nécessité devient contestable si, comme l’affirmait Marx, la “morale” n’est que la dissimulation des intérêts de la classe bourgeoise, qui propose des règles qu’elle n’applique pas, pour que les exploités se tiennent tranquilles. Ce n’est pas rassurant : rien ne prouve jamais que ce respect soit sincère, et que nous ne soyons pas simplement tenus en respect les uns par les autres plutôt que véritablement respectueux de nos bonnes (?) vieilles règles. Peut-être n’agissons nous jamais véritablement par respect de l’humain. Seul un acte moral a pour fin l’intérêt général. Son auteur a un réel souci de respecter les droits d’autrui, autrui dont il est prêt par conséquent à reconnaître la valeur absolue et qui devient ainsi la fin suprême de son action. En interdisant de tuer son prochain, de le voler ou de le tromper, la morale fait de l’homme en tant qu’être humain une valeur absolue et voit dans ce respect de l’humanité la condition sine qua non d’un acte universalisable et par conséquent moral. La morale ainsi conçue est nécessairement altruiste. Si le meurtre, le vol, etc... sont des actes jugés immoraux, c’est parce qu’ils font violence à l’humanité et la bafouent en détruisant la paix, en niant la valeur d’autrui et en voyant en lui non pas une fin en soi mais plutôt un instrument au service d’une autre fin. C’est supposer l’homme bon, ce qui reste à prouver. S’’il est libre aujourd’hui, l’homme ne se présente ni bon ni mauvais en soi : il choisit de l’être. C’est en cela qu’il est moral. C’est par rapport à une conscience qu’il y a du bien et mal. Les valeurs dépendent de nous.


ÉTHIQUE ET BONHEUR


À mesure que vous êtes cohérent, à l’écoute des réels besoins des patients, soucieux de bien faire et ravis de leur faire du bien, vous vous apercevez que vous êtes plus efficace en tant que soignants, plus performants dans le soin que vous prenez à les aider à guérir, et vous améliorez l’idée que vous vous faites de vous-même, vous grandissez, vous vous épanouissez. Tout le contraire de l’infirmière acariâtre qu’il faut sonner dix fois pour avoir droit à un bassin qu’elle vous tend avec dégoût , et qui ne reviendra pas vous voir.
Vous êtes humains. Vous respectez le patient par respect pour vous-mêmes.
L’éthique vous invite au respect de l’autre par intérêt personnel : c’est l’idée que vous vous faites de vous-mêmes qui va être modifiée selon vos actions.
La véritable éthique est heureuse (la morale était seulement digne de l’être). Parce que vous êtes responsable du bien-être des autres, leur bien être va de pair avec le votre : il vous suffit d’être conséquent. Celui qui fait des choix éthiques est soucieux des conséquences de ses actes (quand le moral pouvait être irresponsable). La maxime morale, c’était “fais ce que tu dois, advienne que pourra”, ce qui faisait qu’on pouvait provoquer des souffrances, voire être soi-même violent, sans que cela pose un problème moral - on pouvait même être complètement incohérent, comme celui qui se jette à l’eau alors qu’il ne sait pas nager, n’écoutant que son devoir...
Le comportement éthique est réfléchi, déterminé par une bonne volonté, cad le dessein de poursuivre ce qui paraît bon. Or parmi les biens, il en est un souverain : le bonheur.

La maxime éthique sera beaucoup plus responsable et conséquente : Epictète (achetez son Manuel ! Rachetez l'esclave !) nous propose de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas : assumer entièrement ce qui dépend de nous, et rester indifférent à ce qui n’en dépend pas. Le principe stoïcien stipule qu’en toute action il faut examiner d’abord les tenants et les aboutissant avant tout, pour ne pas s’arrêter en cours de route, ni suivre bêtement un préjugé sans comprendre ce qui nous motive, ni les suites de nos actes.

“En toute action examine les tenants et les aboutissants, et alors seulement entreprends la. Sinon, au début, tu partiras avec ardeur pour n’avoir examiné aucune des conséquences, puis, quand apparaîtront les difficultés, tu renonceras honteusement.”
Epictète. Manuel XXIX



VOUS POUVEZ VOUS FAIRE VOTRE JUGEMENT

Éthique ou morale : dans les 2 cas le bonheur est un devoir
Bonheur, devoir : deux notions qui n’auraient jamais du se rencontrer. Le devoir, c’est plutôt lourdingue : c’est la corvée, le commandement moral qui humilie notre ego, auquel on obéit bon gré mal gré! Aucun rapport a priori avec le bonheur, bien souverain !
Interrogeons les moralistes qui pullulent joyeusement dans l’histoire de la philosophie : beaucoup sont austères. Les hommes vertueux présentés comme modèles (Socrate, Jésus, Gandhi... des héros sacrifiés) sont admirables mais trop pétris de devoirs pour que les individualistes que nous sommes les envient : il n’agissent pas pour leur bien-être, mais au nom du Bien avec un grand B, ce qui est tout à fait différent. Le devoir fait la tronche : réclamant le sacrifice de soi sur l’autel de sacro-saintes valeurs, il méprise les aspirations singulières... Le bienheureux est calme, ni suicidaire ni méchant; celui qui en bave par contre a de bonne raisons d’avoir la haine, il aura du mal à avoir de la bonne volonté !
C’est dans cette perspective que le bonheur est un devoir : qui veut véritablement bien faire doit avoir le bonheur comme souci. Cette révélation révolutionnaire était déjà inscrite dans le préambule de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 : l’objectif est le “bonheur de tous”. Voila le devoir politique : il faut assurer un environnement dans lequel le bonheur soit possible. Nous avons le devoir d’au moins nous préserver du malheur. Les hommes doivent être heureux, parce qu’à mesure qu’ils le sont, il leur est plus aisé de bien agir. Il faut créer un environnement où la tolérance ne soit pas un vain mot, éviter bien sûr la violence, la souffrance, tous les obstacles au bonheur, pour qu’enfin chacun jouisse de “petits riens”, de ces minuscules caresses de la vie qui la rendent savoureuse.

Il nous faut tout faire pour être heureux, envers et contre tout, puisqu’aucun but n’est préférable. Autant l’admettre, et se le donner pour mission.
KANT et ses contradictions moralistes :

“Assurer son propre bonheur est un devoir, car le fait de ne pas être content de son état pourrait devenir une tentation d’enfreindre ses devoirs.”
KANT, Fondements de la métaphysique des Mœurs

Trois ans plus tard (1788), Kant change d’avis : bonheur et devoir n’ont rien à voir.

«Le bonheur est l’état dans le monde d’un être raisonnable, pour qui, dans toute son existence, tout va selon son désir et sa volonté, et il repose par conséquent sur l’accord de la nature avec le but tout entier poursuivi par cet être, de même qu’avec le principe déterminant essentiel de sa volonté. Or la loi morale, comme loi de la liberté, ordonne par des principes déterminants qui doivent être tout à fait indépendants de la nature et de l’accord de celle-ci avec notre faculté de désirer (comme mobiles); d’un autre coté, l’être raisonnable qui agit dans le monde n’est assurément pas en même temps cause du monde et de la nature elle-même. Donc, dans la loi morale, il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur proportionné d’un être qui, faisant partie du monde, en dépend, et qui justement pour cela ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature et, pour ce qui est de son bonheur, la mettre par ses propres forces complètement d’accord avec ses principes pratiques.»
KANT , Critique de la raison pratique, 1ère partie, V

Explication : le fait d’être moral ne détermine pas le bonheur, ce qui n’est pas contradictoire avec l’idée qu’il faille être heureux : vous serez plus efficace si vous êtes heureux, mais vous ne serez pas heureux pour avoir eu un comportement moral.

“Comment ça pourrait être mieux ?”

Voilà enfin la question éthique.
Le jugement de valeur que vous pourriez être amené à faire (par exemple sur le vieux ronchon) est souvent déterminé par son état moral, qu’on dissocie difficilement de son état physique -en d’autres termes, même si vous considérez que vous n’avez qu’à veiller sur des corps, et pas sur des personnes, vous restez encore responsable de leur état.

“Lorsqu’un enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions ... jusqu’à ce qu’elle ait découvert l’épingle, cause réelle de tout. ... Ne dites jamais que les hommes sont méchants; ne dites jamais qu’ils ont tel caractère. Cherchez l’épingle.”
ALAIN, Propos sur le bonheur.

«ceux d’entre les hommes à qui l’on fait du mal deviennent nécessairement pires.» «Par conséquent, ce n’est pas l’effet du juste de nuire».
PLATON, La République 331D-334B



La question morale était “que dois-je faire ?”, la question éthique c’est plutôt : “que puis-je faire, que veux-je faire, pour être le plus heureux possible”, ce qui signifie que les personnes qui m’entourent soient les plus heureuses possible (on est plus heureux entouré d’heureux). Un comportement éthique n’est pas universel, mais va impliquer votre propre personne, la personne soignée, les autres soignants qui l’entourent, peut-être tout un hôpital, toute une ville, un pays, la planète...

Les conséquences de nos actes dans le temps et sur les autres nous rappellent que nous en sommes responsables.

Cette notion de responsabilité au regard du temps et des autres est capitale. On ne peut être responsable, par définition, que de ce qui change, se transforme, dépérit et finalement meurt, c'est-à-dire de tout ce qui est soumis au flux temporel. En toute rigueur, le principe de responsabilité ne concerne, pour l'homme, que le périssable dans sa nature même. Dès lors, au-delà de la question de savoir si une telle évolution est regrettable et s'il convient de réaffirmer la force des convictions, il apparaît que l'organisation des techniques biomédicales tombe évidemment sous le coup de l éthique de responsabilité.

C'est la rançon du progrès : chaque découverte supprime un problème ancien pour en soulever de nouveaux. Le contrôle des naissances et la contraception ne s'imposaient pas de la même façon quand la mortalité infantile était élevée et que les femmes ne procréaient plus guère après trente ans. Avec les progrès de la médecine, la diminution de la mortalité infantile et l'augmentation de la période de fécondité, faut-il raisonner comme par le passé ? Jusqu'où ne pas aller trop loin dans l'application des techniques nouvelles ?

Surtout, cette interrogation s'impose non plus aux seules consciences, mais au corps social tout entier dans sa pluralité. Impossible de guider les choix pour répondre aux exigences d'une collectivité en oubliant qu'elle est une communauté d'hommes, croyants ou non-croyants, appartenant à différentes religions, mais qui tous doivent vivre ensemble ! Le monde dont nous sommes responsables en priorité, qu'il nous faut organiser, est une république -> pluraliste dans sa laïcité.




3 thèmes pour ouvrir 3 débats :

1) MEDECINE ET HUMANITE
2) TU NE MENTIRAS POINT
3) TU NE TUERAS POINT


1) MEDECINE ET HUMANITE

LE MALADE EST UNE FIN EN SOI; NI UN MOYEN NI UN OBJET mais une fin et un sujet.
Le “bon médecin” de notre société occidentale est consulté par “Mr Genoux” ou “Mr Ventre”, qui ne sont alors considérés que comme des paquets d’organes déterminés.
On reproche à la médecine de réduire l’homme, de le déshumaniser. L’inhumanité résulte de l’introduction en médecine clinique de pratiques scientifiques : le malade n’est plus traité que comme une source de données scientifiques. De fait, sa personne n’a rien à voir avec sa maladie. Ce qui lui arrive personnellement est une gêne : “les malades sont des emmerdeurs”. Ils n’ont pas d’existence individuelle. Quant aux médecins, ils sont en même temps des chercheurs scientifique, d’où le malaise des gens qui ne savent plus à qui ils s’adressent.
La vie vécue, le qualificatif, le sens, l’intention, la liberté, échappent à toute connaissance scientifique. C’est une insulte faite à l’homme d’y reconnaître des mécanismes déterminés.
L’entreprise de connaissance n’est pas innocente. La démarche médicale objectivante (ne respectant que les faits) est méprisante car ne considère plus des personnes, mais des objets. Il est facile d’observer un photon : il n’a pas de vision du monde. C’est déjà plus dur pour la souris : le chercheur ne peut ignorer que la souris le voit. L’autre se donne comme un autre sujet, qui a son monde, dont nous faisons partie. Le malade à l’hôpital est un objet pour le chercheur.. qui le traite donc en objet. Mais cet être humain peut parler. Dans l’activité de recherche, les objets se donnent eux-mêmes comme des sujets. Cela se complique : les chercheurs s’arrangent donc pour établir une distance confortable entre eux et leur objet pour minimiser les risques de relation intersubjective. Conséquence insupportable : plus on est malade, plus on perd de son humanité.
La responsable : la science, qui a mis au pas la médecine. Autrefois, le médecin avait comme thérapeutique... lui-même : le médecin était une personne avant d’être un prestataire de services, la médecine étant un art. Aujourd’hui, la médecine est une science, qui s’est permis de nier le corps vécu pour l’étudier comme un objet, en considérant l’évacuation de l’humanité comme un bon débarras. On sait pourtant encore que le médecin ne doit pas être scientifique, mais tout simplement soignant, parce que les questions psychologiques ne se posent pas au scientifique, mais au thérapeute : la manière dont est donné le médicament détermine le soigné; selon les mots échangés avec l’infirmier, un malade dort -ou pas; selon l’infirmière de garde, la consommation de narcotiques évolue -ce sont les mêmes malades !
Si la maladie est purement biologique, le médecin est un scientifique. Sinon, le toubib doit s’impliquer de façon différente : ne plus soigner un simple symptôme, chercher les causes, écouter le corps... Mais ne demande-t-on pas là au médecin de faire ce que tout un chacun devrait considérer comme un devoir -et pouvons nous encore demander au médecin d’écouter notre corps si nous ne savons pas le faire nous-mêmes? Le malade n’est pas formé à s’écouter soi : comment dès lors savoir qu’on a des droits -et devoirs- sur son propre corps, comment collaborer avec son médecin, quand notre corps lui-même est passé à l’étranger ?


Pistes

L’espèce humaine est mise en danger par la médecine, qui ne se soucie pas d’humanité, mais de vérité : l’aventure de la connaissance scientifique a une audace dangereuse, et peut être interdite.
-> Mythe de Prométhée et Genèse : ne pas toucher à la connaissance !
-> Nietzsche Le Gai Savoir : “Vouloir le vrai, ce peut être secrètement vouloir la mort”.
Ces pistes font invariablement rimer connaissance et malheur !

-> physiologie : Descartes Traité de l’homme; Buffon : Histoire naturelle... de l’homme! Ce n’est qu’avec l’arrivée de la sociologie et de la psychologie qu’une nouvelle revendication naît : les sciences “dures” ne suffisent pas quand on étudie l’être humain : il faut “un peu autre chose”

LE MALADE N’EST PAS UN CORPS : LA MÉDECINE, EN TANT QUE SCIENCE, NE PEUT RIEN POUR LUI La science ne suffit pas. Les sociologues prétendant faire de l’homme une chose scientifiquement observable, comme tout élément de l’ordre des choses, reconnaissent que même une société moderne a besoin de croyances communes. Ces croyances ne sont pas de l’ordre d’un savoir objectif, elles ne peuvent pas non plus être fournies par une religion traditionnelle, décridibilisée par les exigences de l’esprit scientifique. Résultat : la ruine de l’âme. La science ne sait pas parler de l’existence : il ne reste plus de place pour la conscience. Voilà que fleurissent les pseudo-sciences, comblant le vide. L’astrologie, la numérologie, la parapsychologie, la graphologie, les médecines parallèles, sont en expansion croissante. Par ce biais les hommes s’acharnent à croire que “la nature délire avec eux” (2), suivant des désirs et passions formidables plutôt que de minables causes et effets froidement explicités.

La trop froide raison gèle les cœurs. On fait joyeusement un pied de nez à la rationalité dominante, considérée comme limitatrice -et elle l’est ! Le charme, le mystère, ne sont pas intéressants dans une société déshumanisée, une technocratie visant la transparence, qui trie, range, classe chaque chose à sa place déterminée. La vie administrée des Occidentaux laisse apparaître une multitude de rites que Weber avait appelé modes magiques de pensée : on cherche l’âme, éperdument. Le but de la cristalothérapie, par exemple, n’est pas de guérir en accrochant un morceau de cristal à sa fenêtre, mais de permettre (symboliquement s’entend) au corps d’échapper à son enveloppe occidentale.

LA FAUTE À DESCARTES
Un individu est bien sûr un paquet d’organes déterminés. Mais aussi une âme (une capacité à penser sa vie, un esprit, un souffle, appelez cette conscience comme vous voulez) qui a des désirs auxquels aucune connaissance objective ne peut répondre. Chacun rencontre dans sa vie concrète des phénomènes inexpliqués par la science : l’amour, la poésie, la foi, le rêve.... Que faire de ces savoirs subjectifs, affectifs, que la science ne reconnaît pas (seul compte à ses yeux ce qui se mesure, se chiffre, se définit véritablement) ? Peut-on choisir entre l’absolue certitude scientifique qui plie toute chose sous des lois nécessaires, et une conscience singulière pour laquelle tout est subjectif ? Dilemme. Qui choisirait la première solution ne pourrait plus dire “moi je”, mais “il” (le “il” impersonnel de “il pleut”). La vérité scientifique est indépendante de moi. À mesure que je m’intéresse à la science, à l’absolu, je me désintéresse de moi (ou plutôt je m’y intéresse d’une tout autre façon : je m’intéresse à moi comme à une chose). Ne demandons pas à la science d’avoir une conscience. Le scientifique ne se pose pas de question personnelle, ni éthique, ni politique. La décision même de poursuivre ou de lancer des recherches n’appartient pas au scientifique : il n’a pas à avoir une parole singulière ; la recherche est l’engagement d’une société globale qui ne laisse pas place à la conscience individuelle. Le scientifique n’a ni le droit ni les moyens, ni le moindre intérêt à se soucier des conséquences de la vérité qu’il s’emploie à révéler.


Docu > débat

Lelouch. Homme, Femme : mode d’emploi


Lelouch sait aborder de plein fouet le thème de la médecine de l’espoir : au bien portant, dire qu’il a un cancer; au cancéreux, dire qu’il n’a rien. Le bien-portant va de plus en plus mal, développe vraiment un cancer, tandis que le cancéreux, convaincu qu’il n’a rien, se remet à croquer la vie, et guérit sans même savoir qu’il a été malade, qu’il est en quelque sorte un miraculé. Benoît Blanc, devenant malade arrive à un niveau de vertu nouveau. Il ressemble à Jésus -ce qui rappelle une autre histoire... Quelle morale loufoque ! Et pourtant si réaliste! Le mensonge devient une science exacte, le miracle existe pour celui qui y croit. «Au diable les chimiothérapies», s’écrie Benoît Blanc, revenant de Lourdes guéri de sa maladie imaginaire : «la prière est le plus grand des médicaments», renchérit Pierre Arditi illuminé par une révélation de niveau 12.

La salle rit, mais l’heure est grave  : Lelouch est tout simplement en train de nous convaincre du pouvoir «énorme» de la pensée sur la vie. Les mots ont un pouvoir, et la qualité des pensées détermine la qualité de ce que l’on vit. Les pensées contraires à la vie, contraires à la vérité, contraires à l’être, engendrent faiblesse et souffrance, tandis que les pensées qui vont dans le même sens que la vie la rendent meilleure en puissance et en qualité. Bien sûr ce fait est reconnu depuis bien longtemps, mais Lelouch nous met le nez dessus, et nous permet d’acquérir le processus vital plutôt que de le comprendre, en nous le faisant vivre à travers les personnages. Les modes de pensée déterminent les modes de vie, et les modes de vie déterminent les modes de pensées. Psychologues et philosophes s’accordent sur ce point, mais ne font que le dire, quand Lelouch nous le fait vivre. Il ne suffit pas de savoir que pensée et santé vont de pair  : il faut l’éprouver, ce que permet ce film -et c’est un des plus beaux cadeaux qu’il fait  : il nous rappelle comme nous sommes vivants, responsables de la qualité de notre propre vie.

“Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les événements, mais l’idée qu’ils se font de ces événements. (...) Lorsque donc nous éprouvons une gêne, un trouble, une tristesse, n’en cherchons jamais la cause ailleurs qu’en nous-même, je veux dire dans les idées que nous nous faisons de ces choses. Celui qui n’est pas philosophe accuse les autres des maux qu’il endure ; celui qui commence à être philosophe s’accuse lui-même ; le philosophe n’accuse ni un autre ni lui-même.”
Epictète. Manuel

Docu > débat

«LA MEILLEURE DES MACHINES NE VAUT PAS UNE POITRINE»
(extraits de mon article de 1997)
Le bébé prématuré, «malade», est un objet pour le médecin, qui le traite comme un paquet d’organes déterminables. Or cet être est conscient, sensible : le guérir peut consister à l’apaiser, à le soulager. La «méthode kangourou» suggère de donner aux bébés prématurés une chaleur humaine plutôt qu’artificielle. Elle se présente comme une alternative de l’incubateur pour prévenir les troubles liés à la prématurité. En recréant une véritable écologie relationnelle, elle propose autre chose que le monde agressif et hostile des soins intensifs au nouveau-né.
La «méthode kangourou» se réfère au contact particulier des marsupiaux avec leur progéniture au cours des premiers mois de leur vie. Cette méthode consiste à favoriser le contact peau à peau avec le bébé prématuré. Les parents peuvent tenir leur bébé dans leurs bras et lui donner la chaleur dont il a besoin. Le père ou la mère dénude temporairement sa poitrine, sur laquelle est déposé le prématuré en position verticale.
Sans incubateur, la température cutanée du bébé demeure stable, et il poursuit son gain pondéral de façon satisfaisante (1,2,3). Et la satisfaction des parents est élevée, du fait qu’ils peuvent avoir des contacts plus intimes avec leur bébé. Ils apprennent ainsi à mieux le connaître et à interagir avec lui, ce qui favorise son épanouissement : porter les bébés dans une poche kangourou (qui permet un contact peau à peau plus intense et plus long que la simple prise au bras) conduit à une réduction significative des pleurs et à une augmentation de la vigilance.

Pour Stjernqvist (5), le meilleur incubateur, c’est la poitrine de sa mère. Cet argument est hélas irrecevable quand l’incubateur a coûté une fortune : une fois le choix de cet investissement fait, il reste peu à octroyer aux moyens à mettre en œuvre pour favoriser la proximité mère-enfant. Stjernqvist a mesuré, dans la situation du peau à peau, les variations thermiques, les rythmes physiologiques; il a également observé la qualité des échanges sensoriels. Il soutient que la précocité du peau à peau est la base de la construction d’un attachement sécurisé.
Il est dès lors tout à fait pertinent de raisonner en terme de relation et non de troubles individuels. Gene Cranston Anderson (6), après avoir passé en revue de nombreuses études réalisées sur la méthode kangourou, soutient que les enfants prématurés portés en “peau à peau» ont suffisamment chaud, un rythme cardio-respiratoire régulier, un sommeil plus profond, moins d’infections, moins de rejets digestifs. La mère, elle, a une lactation plus abondante, une meilleure confiance en elle et plus de plaisir dans la relation avec son bébé.

Le sourire est décisif dans l’imaginaire des parents et détermine sans doute le pronostic du prématuré; et C. Druon (11) ajoute que répondre aux premiers sourires du nouveau-né permet de les renforcer, sinon “l’enfant risque de se décourager dans son appel vers l’autre qu’est le sourire ”. N’en déplaise à Freud, l’attachement est une pulsion non sexuelle et non alimentaire qui nous pousse vers l’autre et se résout dans l’étreinte. Il apporte du réconfort, il rassure le nouveau-né, il répond à ses besoins physiologiques et affectifs, il lui procure les stimulations sensorielles indispensables à sa maturation neurologique (le prématuré a besoin d’échanges intenses pour structurer ses milliers de milliards de neurones), il procure des gratifications à sa mère (ce qui renforce sa sollicitude à son égard), et il assure une base de sécurité qui favorise les comportements d’exploration (l’attachement sert donc aussi à se détacher). Dès qu’ils ont reconnu le besoin primaire de proximité physique et de contact interpersonnel, de nombreux chercheurs dénoncent la répression sociale du toucher, qui a d’importantes conséquences médicales. Heylings (12), remarquant le manque de caresses échangées dans la société occidentale, avance l’hypothèse d’une carence en toucher. Il a tenté d’associer cette carence à des signes somatiques et psychiques. James Lynch, dans son ouvrage Le langage du coeur, insiste sur l’importance du pouvoir sédatif du toucher en mettant en évidence qu’il suffit à un patient stressé de caresser son chien pour normaliser sa tension. Ces propriétés du toucher sont peut-être une explication de l’engouement pour des thérapies qui l’utilisent : le toucher est réellement inducteur, réparateur et apaisant.
La qualité de l’attachement dérive de la synchronie des interactions précoces mère-enfant. Cette première relation entre la mère et l’enfant servira de modèle pour les relations d’attachement ultérieures de l’enfant. Il y a une véritable interaction entre les postures des partenaires et le tonus musculaire qui en est corrélatif . Là aussi la sensibilité maternelle est essentielle et se manifeste dans la manière dont la mère perçoit les manifestations d’inconfort du bébé et y répond. Le nouveau-né est un partenaire actif par ses comportements de blottissement où de raidissement perçus par sa mère comme autant d’invites ou de refus de la poursuite de l’échange.
Il est pour le moins étonnant que l’homme, qui se vante être le seul être conscient, ait du observer des kangourous et des singes pour se souvenir que le petit d’homme est aussi une personne... Quand les kangourous viennent au secours des prématurés, l’homme doit remettre en question la civilisation dont il prétend qu’elle le rend supérieur : le progrès technique ne permet pas nécessairement un progrès moral. Tant que l’homme néglige l’importance de la relation, de l’attachement, du toucher, il néglige sa nature même.

François HOUSSET

(1) De Leeuw et coll (1991). Physiological Effects of Kangaroo Care in Very Small Preterm lnfants, Biologic Neonate, n° 59, p. 149-155.
(2). Mondlane et coll. (1989). A Skin-to-Skin Contact as a Method of Body Warmth for Infants of Low Birth Weight. Journal of Tropical Pediatrics, vol. 35, 1989, p. 321-326.
(3).Whitelaw A. (1986). Skin-to-Skin Contact in the Care of Very Low Birth Weight Babies. Maternal and Child Health, no 17, p. 242-246.
(4) .Adik Levin (1994). The mother-infant Unit at Tallinn Children’s Hospital, Estonia. A truly baby-friendly unit. Birth, 21. 1, 39-44.
(5). Stjernqvist K. (1993). The early mother-infant interaction in the highly technological care environment. Acta Poediatr 82. 981-2.
(6). Anderson G. C. (1991). Current Knowledge about skin-to-skin (Kangaroo) care for preterm infants. Journal of Perinatology, Vol. XI, n° 3, 216-226.
(7). Druon C (1996). A l’écoute du bébé prématuré, une vie aux portes de la vie. Paris, édition Aubier.
(8). Bowlby J. (1978). L’attachement. Vol.1, tr. Fr., Paris, PUF.
(9). Montagné H. (1988). L’attachement les débuts de la tendresse. Paris, Ed Odile Jacob.
(10).Crnic KA et Coll (1983). Social interaction and development competence of preterm and full-term infants during the first year of life. Child. Dev. ; 22 : 503-518.
(11).Druon C (1996). A l’écoute du bébé prématuré, une vie aux portes de la vie. Paris, édition Aubier.
(12). Heylings, P.N.K. (1973). The no touching epidemic. An english disease. British medical journal, 14 avril 1973, n° 5858, p. 111.
(13). Lebovici S., Lamour M. (1989). Les interactions du nourrisson avec ses partenaires. E.M.C., Paris, 37190 B 60.


à quoi sert le malade ?

Après avoir pris le malade comme un objet, on le prend comme un outil.
Prenons un médicament que nous appelons A, qui donne 40% de bons résultats. Arrive un autre médicament B. on ne sait pas s’il est aussi bon, moins bon, ou meilleur. La seule solution est ce qu’on appelle l’essai thérapeutique : on prend 200 malades, on tire au sort,100 malades reçoivent A, 100 malades reçoivent B. Cette méthode est à la fois moralement nécessaire et nécessairement immorale. Moralement nécessaire car vous n’avez pas le droit d’essayer un nouveau médicament sans des preuves préalables, et nécessairement immorale car vous traitez, par ce tirage au sort, des malades, pas uniquement pour guérir leur maladie, mais pour servir les malades du futur. Lorsqu’au Comité National d’éthique les juristes, les philosophes et les théologiens ont appris cette méthode, ils ont été absolument scandalisés. Cette méthode était criticable, mais son résultat était bon.
Exemple : la vaccination contre la poliomilie, mise au point aux États Unis. Les Américains ont très simplement pris 400 000 enfants : 200 000 enfants choisis par tirage au sort ont pris le vaccin, 200 000 ont reçu un placebo sous le nom de vaccin. C’était moralement très contestable puisqu’il y a eu des morts de poliomilie parmi les enfants qui avaient reçu le placebo. Mais au bout de deux ans c’était éclatant : le vaccin était bon et grâce à cette vaccination la poliomilie allait pouvoir disparaître.


Parler : quand, comment ?

“Objet de soins par nécessité, le patient est, d'abord, sujet d'une attention thérapeutique

Quelle est la place du patient inconscient dans la relation médecin- malade ? La science, le droit, et, pour partie, la pratique quotidienne ne des réanimateurs, recherchant des éléments décisionnels objectifs, apporte une réponse partielle : la volonté du patient doit être représentée, objectivement, par des directives écrites anticipées, par ses proches, ou par représentant légalement désigné. Si de telles démarches ont l'avantage d'apporter des éléments historiques objectifs, elles soulèvent le problème de la stabilité de la volonté du patient au cours du temps, de la qualité de son information préalable, de la représentativité des personnes désignées, confrontées à des situations souvent peu prévisibles. Confrontés à ces solutions, les réanimateurs restent réticents.

Aux USA, un tiers des réanimateurs déclarent avoir, au moins une fois au cours de l'armée précédente, interrompu ou poursuivi une thérapeutique, malgré la demande de la famille ou du patient. Chacun des soignants constitue, au fil des entretiens, en fonction de sa personnalité et des ses valeurs, sa propre représentation du patient, à partir de laquelle il se sent fondé à prendre les décisions jugées les meilleures. La confrontation des points de vues de l'ensemble de I'équipe soignante, médicale et paramédicale, et de l'entourage du patient est alors indispensable pour éviter des décisions arbitraires. Un tel processus restaure l'identité du patient, qui, objet de soins par nécessité, redevient sujet d'une attention thérapeutique.

Cette irruption de la technologie dans la conception de la relation médecin-patient incite à s'interroger sur l'application des principes éthiques. La mise en pratique du "tu ne tueras point" constitue, bien sûr, une obligation morale dans notre société. Appliquée, sans discernement, aux situations de réanimation, elle risque d'induire une soumission irraisonnée à la technologie et aux situations qu'elle risque de créer, en réduisant le sujet malade à un objet de soins.

Les solutions peu satisfaisantes apportées à de tels dilemmes méritent un débat social dépassionné, fondé sur une description, aussi objective que possible, de la réalité, apportée par des études méthodologiquement rigoureuses.

L'étude des pratiques, en fondant la discussion sur les faits, permet d'éviter un débat militant, dans lequel des convictions s'affrontent stérilement. Une information sereine du grand public constitue la condition préalable de la participation fréquente de la famille du patient à une discussion, en pleine confiance, des décisions à . prendre, et permet, en pratique, de respecter, autant que possible, les souhaits exprimés. “

Luc Montuclard
Réanimateur médical, laboratoire d'éthique médicale et droit de la santé, Paris-Necker.

in
Le Courrier de l’éthique médicale, N°1 vol.1, Avril-mai-juin 2001




2) TU NE MENTIRAS POINT

On vante les vertus de la lumière : ne plus rien laisser dans l’ombre permettrait une meilleure compréhension des choses. La véritable connaissance élargit nos horizons : nous avons donc intérêt à ne rien cacher. Hormis cet aspect pratique, la morale réclame l’honnêteté.
Tout cela va de soi, mais pose un problème éthique : celui de la perversité humaine, qui fait fi des beaux principes, et que nous avons à affronter dès que nous prenons la parole. Il faut parfois mentir pour sauver des hommes. Citons Benjamin Constant (1) :

“Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu’a tirées de ce premier principe un philosophe allemand qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime.”

Toute révélation a des conséquences, qui peuvent être aussi bien bonnes que néfastes. La “bonne volonté” se trouve amenée à choisir la malhonnêteté “pour la bonne cause” : il s’agit de “mentir de bonne foi” pour sauver les meubles. Ainsi un médecin constatant qu’une mauvaise nouvelle aggraverait l’état de son patient, préfère “attendre qu’il soit prêt à entendre la vérité” pour la lui dire. Il y a donc des moments de vérité. Et même il n’y a plus, hélas, que des moments de vérité.
Perverse éthique, qui renie la morale, et même la condamne! Adieu les beaux principes universels, qui auraient permis aux hommes de vivre sans cachotteries. Inutile de rappeler les principes sacro-saints : le “tu ne mentiras point” se transforme en “annonces ce que tu veux, comme tu le veux, et suis ton intérêt ou celui de tes proches”. Suivies à la lettre, les belles maximes morales nous auraient mené à la robotisation de notre conscience : nous choisissons à tout moment de mentir ou pas, ce qui nous permet d’éprouver notre liberté en nous faisant juge et partie, plutôt que de nous borner à obéir à des principes comme à un programme. La vertu louée devient celle du bon menteur, ou de celui qui sait se taire : on reproche à la franchise d’être nuisible. Le menteur quant à lui n’est pas forcément méchant, même s’il est immoral : il n’est pas immoral pour l’être, mais parce qu’il le faut.
Libres de dire n’importe quoi plutôt que la pure vérité, nous préférons souvent le discernement à la franchise : nous choisissons délibérément ce que nous révélons, nous acceptons que des questions restent sans réponse -voire nous attendons qu’on nous raconte des fables, et nous nous accrochons à des certitudes illusoires. Le droit de mentir se revendique comme un droit à l’inconscience : “laissez-moi dans l’erreur puisque ça nous arrange!”. À quoi bon parler vrai à ceux qui déjà se contentent d’illusions ? Le monde n’est plus qu’un théâtre : il s’agit d’y bien jouer, parce que perdre la confiance est pire que de connaître certaines vérités. Étrange et factice confiance basée sur le leurre : nous choisissons d’être complices et c’est dans ce choix que s’éprouve notre liberté !
Pris dans la nécessité de parler nous tergiversons, nous parlons pour ne rien dire, ce qui dévalorise la parole même. Cela ne va pas sans mal : ne pas dire qu’une personne est dangereuse c’est presque se rendre complice de ses méfaits. ex du SIDA : que le porteur n’en dise rien à son patron est normal, mais qu’il le cache à ses partenaires quand il a des rapports à risques est plus embarrassant : c’est criminel -et ne pas les prévenir c’est se faire complice d’empoisonnement Est-on respectable en respectant la loi du silence, qui permet à toutes sortes de menteurs de nous pourrir la vie? N’est-ce pas la lâcheté plutôt que l’éthique, qui nous retient d’endosser le rôle du mouchard ? La complicité devient compromission. Pour cafter il faut se désolidariser de tout un groupe uni par cette immorale complicité, et affronter ainsi une collectivité soudée par de multiples complicités. C’est se mettre en péril. Qui ose dénoncer parie qu’une morale peut valoir envers et contre tout. Pari très risqué si aucune autorité (qu’il s’agisse des “responsables” du groupe en question, ou de la Justice, de l’État même, qu’on dit de droit) ne nous garantit notre droit à la vérité : dans la plupart des groupes constitués, la solidarité est telle que les “affaires” n’éclatent que quand véritablement il a été impossible de les étouffer. Le plus souvent, la divulgation d’une information capitale est suivie de représailles : on punit le “délit d’initié”. Dont acte : en droit le mensonge est inacceptable, en fait il est nécessaire.
Pour rester solidaire on accepte d’avoir les mains sales : encore une fois c’est pour la “bonne cause”. Il faut être téméraire pour être honnête, et il faut être immoral pour avoir une vie confortable en société.


Quelques repère bibliographiques

Repère moral : KANT

Kant : Projet de paix perpétuelle, Fondements de la métaphysique des mœurs; et particulièrement Sur un prétendu droit de mentir par humanité .
Le mensonge est toujours intolérable, même quand on prétend qu’il ne nuit pas à autrui. “Il nuit en effet toujours à autrui; même s’il ne nuit pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en général en ce qu’il rend impossible la source du droit.” Le mensonge nuit à l’humanité en tant qu’il ruine la communication sans laquelle la notion d’humanité perd sa signification.
“Celui qui ment, quelque bien intentionné qu’il puisse être, doit répondre des conséquences de son mensonge devant la cour de justice civile, et en payer le prix, quels que soit leur caractère imprévisible. Car dire la vérité constitue un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs qui sont à fonder sur un contrat, et dont la loi, si on y tolère ne serait-ce que la plus petite exception, est rendue chancelante et vaine.
C’est donc un commandement de la raison sacré, absolument impératif et que ne peut limiter aucune convenance, que d’être honnête dans toutes ses affirmations.”

Repère éthique : SPINOZA

“...Cela fait partie de mon bonheur de donner mes soins à ce que beaucoup d’autres comprennent comme moi, de sorte que leur entendement et leurs désirs s’accordent avec mon entendement et mes désirs.”
Spinoza. Traité de la réforme de l’entendement , § 14



Discrétion

Jean Daucet a découvert un nouveau système de groupes sanguins et cellulaires qui porte le nom de système HLA (ne m’en demandez pas plus : vous êtes certainement plus compétents que moi sur les détails de la chose). Cette découverte a une application fort importante : on sait maintenant que, du moins pour certaines maladies, c’est l’appartenance à tel ou tel sous groupe de ce système HLA, qui représente la prédisposition à la maladie - non pas la certitude de l’avoir, comme c’est le cas des maladies héréditaires telle l’hémophilie, mais la prédisposition. Voici par exemple un enfant qui naît et qui appartient (je prends un chiffre au hasard) au groupe HLA 483. Cet enfant a trente fois plus de chances que le voisin de souffrir plus tard du diabète. Voici un autre enfant qui naît, il appartient au groupe HLA 2750, il a 25 plus de (mauvaises) chances que le voisin de souffrir plus tard de rhumatismes chroniques. Cette découverte est colossale dans la prévention des maladies : le premier sera au régime avec peu de sucres : il ne fera pas de diabète. Le second sera mis sous un bon climat : il n’aura jamais de rhumatismes. Bien entendu, tout ceci est très schématique, mais permet de supposer qu’avec des informations de ce genre le malheur des hommes diminuera, ce qui doit nous ravir. Mais imaginons un patron qui ne veuille pas que ses employés tombent malades parce que cela lui coûte cher. Il n’aura qu’à embaucher en ayant regardé les HLA : ses employés seront peu -ou pas- malades. Impossible ? C’est déjà fait au Japon. Le comité d’éthique l’a interdit en France. Mais dès que cette décision a été prise, le professeur Jean Bernard a été pris d’un remords en se souvenant de travaux qu’il avait faits concernant l’intoxication par le benzène : ce produit provoque chez un certain pourcentage (de 1 à 10%) de travailleurs qui sont au contact de cette matière des maladies très graves : anémie et leucémie. Nous ne connaissons pas la raison de cette fragilité de certains travailleurs, mais nous la saurons un jour ou l’autre. Il serait alors très raisonnable que l’employeur soit au courant et puisse placer l’ouvrier fragile dans un atelier où il n’y a pas de benzène.

La menace la plus grave concerne évidemment l'utilisation des caractéristiques génétiques d'une personne et son exploitation par la société. Les assurances, les entreprises, les banques et même les institutions pourraient vouloir recourir à ces données pour décider des primes d'assurance, d'un contrat d'embauche, d'un prêt financier. Une telle attitude serait d'ailleurs parfaitement normale dans une pure logique économique. La responsabilité de l'assureur n'est-elle pas de garantir un risque ? Et comment calculer au mieux le montant d'une police d'assurance sans apprécier au plus juste ce risque ? On peut aussi comprendre qu'un employeur attentif au rendement de son entreprise veuille éviter les absences répétées de sa nouvelle recrue pour cause de maladie. Même chose pour un organisme de prêt : s'assurer que l'emprunteur sera en mesure de rembourser parait une sage précaution.


mini débat à partir de l’article :

L’obligation d’informer

Nombre de recommandations, nationales et internationales, traitent de l’obligation, faite au praticien, d’informer son patient. En fait, celle-ci, et ses modalité d’application repose, essentiellement, sur le code de déontologie médicale. Il est, ainsi, édicté par l’Art. 35 du nouveau code de 1995, que : “Le médecin doit, à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille, une information loyale, claire et appropriée, sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. tout au long de sa maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. Toutefois, dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes que le praticien apprécie en conscience, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves, sauf dans le cas o`l’affection dont il est atteint expose les tiers à un risque de contamination.
Un pronostic fatal ne doit être révélé qu’avec circonspection, mais les proches doivent en être prévenus, sauf exception ou si le malade a préalablement interdit cette révélation ou désigné les tiers auxquels elle doit être faite.”

Tout semble dit dans cet article... à ceci près, qu’il laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. Et c’est bien parce qu’elle en a jugé ainsi que la Cour de Cassation, par l’arrêt Hédreuil (arrêt Cousin) du 25 février 1997, a opéré un renversement de jurisprudence imposant au médecin la charge de la preuve, quant à la nature et aux modalités de l’information dispensée.

C’est dans ce contexte que l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Évaluation en Santé (ANAES) a diffusé, en mars 2000, des recommandations concernant “l’information du patient”, mettant pertinemment en valeur que, si obligation il y a, il serait vain de prétendre pouvoir y satisfaire en l’absence,ce de toute réflexion éthique.

Dr Richard Bertrandon, Conseiller des Hauts de Seine et d’Ile-de-France de l’Ordre des Médecins


mini débat à partir de l’article :

Une veille éthique permanente

L 'information du patient est un thème éthique majeur. Depuis février 1997 et le revirement spectaculaire de la jurisprudence, ce problème de l'information est à l'origine d'un repli défensif des praticiens, en particulier, ceux exerçant une spécialité "à risques juridiques", comme les anesthésistes-réanimateurs.

Ainsi, I'habitude a été prise de faire signer aux patients des documents d'information, souvent longs et peu compréhensibles, afin d'échapper à tout risque de plainte dans ce domaine. Cette attitude a été critiquée, en mars 200O, par les experts de l'Agence Nationale d'Accréditation et d'Evaluation en Santé (ANAES), dans une tentative de recadrage, tant juridique que déontologique, du problème. L'ANAES rappelle ainsi que l'information orale doit prédominer sur l'écrit, que la signature du patient n'a aucune valeur juridique, que l'information doit être compréhensible, qu'elle doit, certes, signaler les risques, mais surtout ne pas oublier de mettre en avant les bénéfices d'une thérapeutique ou d'un examen, etc.

Ce débat sur l'information et les inquiétudes qui y sont liées masquent, en fait, un problème de fond : celui de la place du sujet dans la relation thérapeutique. La réflexion scientifique reste dominée par le paradigme cartésien de disjonction, selon lequel le sujet appartient au domaine philosophique, et l'objet, au domaine scientifique. En médecine, cette exclusion du sujet est renforcée par le paradigme anatomo-clinique qui, depuis Harvey, privilégie l'étude anatomique, physiologique et physico-chimique du corps humain, aux dépens de la personne. Ce n'est donc plus le sujet, son langage et le dialogue qui sont au centre de la relation médecin-malade, mais le corps objectivé. Cette objectivation est, elle-même, renforcée par le caractère commercial du contrat de soin : le commerce s'exerce sur des choses, non sur des êtres.

Par ailleurs, depuis Aristote et Hippocrate, la médecine est imprégnée par le principe de bienfaisance. Ce principe, encore très vivace dans certaines spécialités médicales, comme la réanimation ou la psychiatrie, a connu, tout au long du XXème siècle, une dérive de type paternaliste, favorisée par la montée en puissance d'une "techno-médecine" triomphante. Ce paternalisme médical était à l'origine d'une relation totalement déséquilibrée entre le patient, traité comme un enfant, sous-informé, voire, non informé du tout, et le médecin, prenant seul les décisions, dans le but de "faire le bien" de "son" malade.

Le paternalisme médical a, certes, aujourd'hui, vécu, mais la sophistication, de plus en plus poussée, de l'intervention médicale, combinée à la puissance des paradigmes ci-dessus, sources d'exclusion du sujet, laisse encore grande ouverte la porte à d'autres formes de sous-information du patient. Ce risque doit inciter les médecins à une veille éthique permanente.

Manuel Wolf
Département de médecine, centre hospitalier de Pithiviers

in
Le Courrier de l’éthique médicale, N°1 vol.1, Avril-mai-juin 2001




mini débat à partir de l’article :

Une information encadrée, mais pas clairement définie

L'information du patient fait partie intégrante de la relation médecin-malade. Son caractère éminemment spécifique, et le fait qu'elle soit dispensée dans le cadre de cette relation, tout à fait unique, qui conduit une personne à s'en remettre à une autre pour soulager sa souffrance, justifie son encadrement par des textes définissant les contours de ce qui, pour le médecin, constitue une réelle obligation à I'égard de son patient.

Certes, le colloque singulier entre le médecin et le patient doit être respecté. Mais il est de la responsabilité du groupe social de fixer un cadre, offrant au patient des garanties qu'il est en droit d'attendre, et lui fournissant des moyens de recours contre le médecin qui négligerait son devoir.

Mais il faut bien constater que, si l'information du patient est encadrée, elle n'est pas clairement définie. S'agit-il d'un transfert, du médecin vers le patient, de connaissances, dont le partage permettrait de parler un langage commun ? Dans ce cas, il est à craindre que le patient ne fasse que mimer le discours médical, utilisant des termes d'apparence technique, qui, de toute évidence, n'auront pas, pour lui, le même sens que pour son médecin. L'information au patient n'est pas la vulgarisation, sorte de culture médicale, de mieux en mieux portée : elle concerne la pathologie d'une personne définie, à un moment précis de sa vie.

S'agit-il de donner au patient des outils lui permettant d'appréhender sa situation et la vivre de la manière la plus supportable possible ? Dans ce cas, on pourrait vraiment parler de compréhension, au sens étymologique du terme : le patient 'prend avec" lui les éléments qu'on lui donne, les confronte à son histoire, à ses appréhensions, et construit de sa maladie une représentation avec laquelle il va pouvoir vivre. Et ces éléments ne sont pas, nécessairement, des données médicales. Tout l'art du médecin est de trouver les mots et les images qui 'parleront" au patient. La manière dont les patients décrivent leurs antécédents de santé témoigne de ce décalage entre la représentation qu'ils en ont, et l'approche médicale que le praticien pourra en avoir.

L'évaluation de l'aptitude du patient à recevoir, ou non, I'information est laissée à la sagacité et à la conscience du praticien. Cela s'explique d'autant plus qu'un état d'anxiété, voire de dépression, lié à la maladie, diminue notablement les aptitudes cognitives d'un patient. Un patient anxieux a besoin d'explications adaptées à ce qu'il peut percevoir. La nature et les modalités de présentation de l'information ont, donc, d'autant plus d'importance et doivent être d'autant plus affinées que l'anxiété est grande. L'impact émotionnel des termes employés augmente avec l'état de fragilité généré par le contexte de la maladie et de la souffrance qui l'accompagne toujours. Plus le patient est fragile et semble "incompétent", plus il est important de choisir les termes et de répéter l'information à des moments différents.

Dans les cas où l'aptitude du patient est mise en cause d'emblée (âge extrême, déficience intellectuelle, contusion, démence, coma...) la question du degré de perception et de compréhension se pose avec une particulière acuité. Les travaux poursuivis au cours des dernières décennies témoignent (selon les cas, mais dans tous les cas) d'une certaine capacité d'aptitude à recevoir des informations, et il n'est donc pas envisageable de ne donner aucune information aux patients dans ces situations... et pas plus, d'ailleurs, de les considérer comme valablement informés, ni en situation de prendre une décision, à partir de cette information.

Se pose alors la question de l'entourage du patient. Elle peut être abordée de deux manières. La première est de s'en rapporter à la loi : lorsqu'un patient est un mineur sous tutelle ou un "majeur protégé", la logique première voudrait que l'on s'adresse aux personnes chargées, légalement, de l'accompagner. L'ambiguité vient du fait que les tuteurs et curateurs sont mandatés pour la protection des biens, non celle de la personne. Certains se refusent, donc, à entrer dans l'histoire médicale du sujet. En cas de difficulté, la loi prévoit la réunion du conseil de famille, dont la composition n'est pas précisée, mais auquel le médecin peut participer, à titre consultatif. Les textes postérieurs, notamment ceux concernant les dons et prélèvements d'organes et la recherche blomédicale, précisent que, dans tous les cas, l'avis du patient, même mineur et/ou dit incapable, doit être recherché.

La deuxième définition de l'entourage est plus pragmatique. Pratiquée, notamment, au sein de certains services de gériatrie et d'uni- à sorte de descriptif de l'entourage habituel du -. patient, parental ou non. Affectivement proche du patient, cet entourage peut être, ainsi, dépourvu de tout lien juridique conférant une légitimité à sa place auprès de lui.

Si le contenu n'est pas clairement défini, les modalités d'information du patient le sont encore moins. Le cas de figure classique est celui du colloque singulier, médecin-patient, au cours duquel le premier donne les explications qu'il juge nécessaires, et répond aux~ questions du second. Et c'est (souvent) à la fin de l'entretien, sur le pas de la porte, que le patient pose "la" question qu'il retenait. Le médecin n'a plus de temps ou, plus exactement, plus de disponibilité pour ce patient. Sa réponse sera soit un évitement, soit plus directe et plus spontanée, donc, aussi, plus brutale, et, peut-être, plus traumatisante. On est loin de l'indispensable disponibilité du médecin et de la nécessité du respect de la discrétion des propos échangés.

Lorsque le patient est mineur ou majeur protégé, la tendance spontanée serait d'informer ses proches hors de sa présence, pour lui éviter des termes ou des informations susceptibles de le choquer. Nous avons tous vécu cette caricature d'information donnée à l'entourage, hors de la chambre du patient, debout dans un couloir. Des expériences témoignent, cependant, du fait que, ne pas parler du patient hors de sa présence, est bénéfique. Le sujet se trouve davantage impliqué dans son traitement, et se sent reconnu comme digne d'intérêt. Ceci permet aussi la prise en compte de ses réactions et, donc, d'informations complémentaires.

Essentiellement orale jusqu'à une époque très récente, la nécessité imposée aux praticiens, par la Cour de Cassation, de fournir la preuve de la nature et de la qualité de l'information dispensée, a provoqué un changement d'attitude, chez certains d'entre eux. La peur du procès, le sentiment d'une perte de confiance, ont favorisé l'éclosion de documents, dits d'information, que l'on demande au patient de signer, en particulier avant toute intervention à risque. Dès lors, se pose la question du bien-fondé de l'information du patient : s'agit-il de protéger le médecin ou d'associer le malade à l'acte thérapeutique ? Le Conseil de l'Ordre réprouve cette attitude, qui risque de conduire à remplacer le dialogue par la simple signature d'un document. Les magistrats, eux-mêmes, ont estimé qu'un document standardisé, même signé du patient, n'apporte aucune garantie quant à la nature et la qualité de l'information réelle.

Et voici que, dans ce contexte, apparaissent les multiples perspectives ouvertes par les nouvelles technologies de communication et les multimédia. Un champ immense, qui n'en est encore qu'aux premiers balbutiements, mais dont l'exploration ne manquera pas d'interpeller la conscience éthique de chacun.

Irène François

MCU-PH, médecine légale, CHU Dijon.

in
Le Courrier de l’éthique médicale, N°1 vol.1, Avril-mai-juin 2001




3) TU NE TUERAS POINT

mini débat partant de l’article suivant :

France "L' exception d'euthanasie"

La législation française n'autorise pas l'euthanasie, et l'assimile à l'assassinat. Par ailleurs, le code de déontologie médical condamne l'acharnement thérapeutique. Entre les deux, la question des modalités d'accompagnement de malades en fin de vie ou incurables fait l'objet d'un vif débat social.

Le corps médical, souvent favorable à l'euthanasie passive conçue comme un refus d'acharnement thérapeutique, refuse I'euthanasie active, la vocation du médecin étant de soigner Ia personne, d'aider à la vie et de ne jamais heurter la confiance que le patient peut mettre en lui. Ce que pourrait induire une reconnaissance légale de l'euthanasie.

Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), avait, pour sa part déclaré, dans un avis du 24 juin 1991, qu'une législation en la matière, même pour des cas exceptionnels, serait source d'interprétations abusives et incontrôlables. Il a, en revanche,~introduit, récemment, la notion "d'exception d'euthanasie", pour "des situations limites ou des cas extrêmes, reconnus comme tels" par les médecins, après une demande du patient' "libre, répétée, exprimée oralement, en situation, ou antérieurement, dans un document", et que les soins palliatifs se révèlent impuissants. Il s'agit non pas d'une dépénalisation, mais de la possibilité, pour les juges, de l'appréhender différemment. Cet avis du CCNE constitue une avancée considérable, et de nombreux médecins y souscrivent, parce qu'il incite à une réflexion éthique, alors qu'une loi ôterait tout scrupule aux praticiens les plus laxistes. Les mêmes soulignent, aussi, le refus de tout acharnement thérapeutique, défini comme une obstination déraisonnable.

Dr Grégoire Moutel
Département de médecine légale et de droit de la santé, université Paris V

in
Le Courrier de l’éthique médicale, N°1 vol.1, Avril-mai-juin 2001







“L’homme recherche le bien, son bien, ce qui est utile et agréable pourt lui; et fuit le mal, ce qui lui nuit et ce qui le fait souffrir. Personne n’agit autrement, il est raisonnable et bien d’agir ainsi. Subir l’attrait du plaisir n’est nullement un signe de faiblesse et n’est aucunement une malconduite, puisqu’il est évident que le plaisir est un bien et la douleur un mal.
Mais il y a des choses agréables qui ne sont pas bonnes et des choses désagréables qui ne sont pas mauvaises, objecte Protagoras.
-Non, répond Socrate : en tant qu’agréables, elles sont bonnes; et en tant que désagréables elles sont mauvaises. Il se peut que les plaisirs se paient trop cher, mais cela, c’est affaire de calcul, calcul dans lequel on peut se tromper d’autant plus facilement que l’on ne connaît pas les règles, les justes manières d’évaluer les plaisirs et les douleurs, et qu’on ne tient pas compte de l’effet de perspective temporelle, qui - de même que la perspective spatiale nous fait concevoir plus petits les objets éloignés - nous fait concevoir les plaisirs et les douleurs futurs comlme moindres et plus faibles que ceux que nous éprouvons dans le présent.
Koyré Introduction à la lecture de Platon.





Spinoza distingue ce qui convient à notre nature et ce qui ne lui convient pas : est bon celui qui s’efforce d’organiser les rencontre, de s’unir à ce qui convient à sa nature, et par là d’augmenter sa puissance. Est mauvais, ou esclave, ou fou, celui qui vit au hasard des rencontres et se contente d’en subir les effet, ce qui est impuissance.

“Par mal, j’entends toute forme de tristesse, notamment celle qui frustre un désir. Nous avons montré en effet (proposition 9, scolie) que nous ne désirons rien parce que nous aurions jugé que cela est un bien, maisqu’au contraire nous l’appelons bien parce que nous le désirons; par suite, cela que nous fuyons nous l’appelons mal. C’est pourquoi chacun juge ou estime selon ses affects ce qui est bien et ce qui est mal.”
Spinoza. Ethique. III, proposition 39, scolie.





”L’URGENCE AUJOURD’HUI”

La crise. De quoi perdre sa lucidité. Défiée par l’imprévu, la tête peut-elle rester froide quand le cœur brûle, pis encore, quand l’esprit s’embrase, et, pire encore, quand le corps flambe? Anxieuse, la lucidité convoque incontinent deux grandes ingénues : la tête (la conviction, les évidences) et le cœur (l’inclination, l’affection) qui toutes à leurs troubles improvisent précipitamment... n’importe quoi !

On voudrait que les choses s’éclaircissent, s’éclairent d’elles-mêmes, non pas par mon esprit clairvoyant, mais par une lumière qui viendrait des choses. Mais que veut l’ordre des choses? Il s’agit d’en décider immédiatement, par force, savoir faire la part des choses, la part du feu, du hasard, du destin, de tout ce qui échappe à la maîtrise de l’esprit. La prévoyance s’efforce (à tout prix, fut-ce de façon extravagante) de prendre en compte l’imprévu : savoir ce qui ne s’est pas passé conformément au programme, et réagir immédiatement, sans pouvoir prendre le temps de bien mesurer les conséquences à venir de l’action “qui s’impose” aujourd’hui.
Inconséquence? “Il fallait bien faire quelque chose”, n’importe quoi! Des problèmes actuels se posent sous forme de crises imprévisibles, qui ne laissent pas le temps de penser sereinement la nouveauté, d’où l’usage des réflexes -façon crispée, dans la panique, de maintenir certaines règles comme si elles valaient en soi d’une manière absolue, ou l’inovation délirante -prétention à faire du neuf sans agir en connaissance de cause.
La conscience, impuissante, n’est plus qu’observatrice : plutôt que d’agir on gueule, on se défoule devant la télé, ou bien verbalement, en public, en ne se souciant plus vraiment de savoir si c’est utile. Les médias eux-mêmes, qui vivent au jour le jour, ne collent à la réalité qu’en tant que spectateurs : l’indignation est réduite à un jugement sur le spectacle. La raison ne vaut plus face à l’affect, plus spontané. On condamne plutôt que de se demander comment on en est arrivé là et ce qu’il faut faire pour en sortir. Le citoyen, gagné par un sentiment d’impuissance, se réfugie dans un individualisme qui touche à l’incivisme, avec des excuses du genre “je n’y peux rien”, ou pire : “je ne fais pas de politique” -quand il n’en n’arrive pas à la haine primitive des représentants, évidemment fautifs du marasme que lui ne fait que contempler, hébété. Cette confusion mêlant inefficacement action irrésolue et je m’en foutisme révèle notre indifférence, et la justifie quand bien même elle reste moralement inacceptable.

Du passé faisons table rase
Phénomène psychologique connu : pour ne plus se sentir coincé dans les engrenages de l’action, on oublie. On oublie que nos actes s’associent aux pires, et dès lors notre mémoire refuse les souvenirs dont l’évocation serait de nature à causer de trop grandes peines. C’est le propre du paniqué que d’être irresponsable : se réfugier dans le présent, prétendre avoir à faire, pour tout simplement ne plus avoir à répondre de ses actes passés, soi-disant dépassés par un présent dans lequel les événements ne doivent plus faire que passer. Cette tendance à fuir la culpabilité, cette fuite psychique du passé pénible ici et maintenant, est paresse par lâcheté : il s’agit, pour agir en conscience, de faire le difficile, d’affronter l’obstacle avec courage -et ne pas l’éviter en disant “je suis trop pressé”.
Ici et maintenant, les valeurs elle-mêmes fluctuent. Au top présent : l’efficacité, le rendement, le “réalisme”. On ne pense pas la vitesse : on pense vite, on se précipite. Le problème moral serait celui des règles que l’on pourrait se donner pour agir. Mais l’homme pressé les invente ici et maintenant, en faisant comme s’il était libre de juger sans comprendre. Vite, il prétend agir délibérément mais, perdu dans sa précipitation, il n’est en fait plus libre : dans l’incertitude et se sentant obligé d’agir, il obéit à une série d’automatismes qui, au mieux, sont ceux de l’enfant (se disant que s’il fait une bêtise “on” sera là pour arrêter les dégâts, ou bien se convaincant qu’il agit nécessairement bien en faisant comme “on” lui dit de faire, et sans plus se poser de questions) : il obéit à ses maîtres, qui sont ceux qui l’ont précédé.... serviteur! Serviteur du passé (quand bien même l’histoire ne se répète pas)! Prétendant coller à l’actualité en courant vite! Aujourd’hui, dans l’action qui se déroule sans mûre délibération mais comme par réaction spontanée, il n’y a pas d’éthique qui vaille : quand ça urge, de bonnes vieilles maximes morales resurgissent comme naturellement, déterminées par des coutumes, des pressions sociales, des habitudes, des réflexes... des “instincts”. Nous vivons d’une façon préréglée : nous contentant de suivre l’habitude, les mœurs, les conformismes, tant que ça marche, faute d’avoir le temps de penser à mieux. Dès que ça ne fonctionne vraiment plus, on se dispute, on feint de s’apercevoir enfin que ces impératifs ont une valeur toute conditionnelle, et alors, et alors seulement, on constate qu’on aurait pu ne pas faire ce qu’on a fait, et on regrette. Trop tard.


Pour ce qui concerne mon intervention de l'après-midi, cilquez ici : Du soignant au soi-niant : identité et altérité

Commentaires

"CHERCHEZ L'EPINGLE !"
Retrouvez l'intégralité de ce superbe texte d'Alain :
www.wikilivres.info/wiki/...

"CHERCHEZ L'EPINGLE !"
Retrouvez l'intégralité de ce superbe texte d'Alain :
www.wikilivres.info/wiki/...

Le choeur des femmes (Martin Winckler) : morceaux choisis.

(…) La loyauté d'un soignant va d'abord à ses patients, ensuite seulement à ses confrères.
(…) Ton imaginaire n'est pas aussi riche que la réalité; mais il est souvent plus angoissant.
(…) Quand tu es paresseux ou négligent, c'est le patient qui en fait les frais.
(…) Soigner, ce n'est pas une relation de pouvoir.
(…) Les médecins qui veulent le pouvoir font tout pour l'obtenir. Creux qui veulent soigner font tout pour s'en éloigner.
(…) Les médecins se droguent et se suicident plus souvent que le commun des mortels; ça ne veut pas dire qu'ils soufrent plus que le commun des mortels. Et ça ne les autorise pas à se venger.
(…) Tu ne soignes pas des résultats d'analyse, tu soignes des personnes.
(…) Ce qu'une femme ressent est plus important que ce que tu sais. Et ce que tu crois compte beaucoup moins que ce qu'elle ne dit pas.
(…) Il est difficile de ne pas porter de jugement. Tu es un être humain. Mais ça ne t'autorise ni à condamner ni à appliquer des peines.
(…) N'hésite jamais à dire NON quand on t'impose une sale besogne. Si elle est vraiment importante, ton patron doit pouvoir la faire lui-même.
(…) Tout le monde ment. Les patients mentent pour se protéger; les médecins mentent pour garder le pouvoir.
(…) Elles se sentent coupables parce qu'elles ont des scrupules. Si tu les accuses, c'est que tu n'en as pas.
(…) Tu n'es pas responsable de ce qu'elles font, tu es responsable de ce que tu leur fais.
(…) C'est parce que tu es souple que tu as été formatée. Tu t'es adaptée à ce qu'on te demandait, tu t'es coulée dans le moule. Mais tu ne t'es pas solidifiée dedans. Tu peux t'adapter à autre chose.
(…) Les livres de médecine ne parlent jamais des douleurs provoquées par les gestes des médecins. Et beaucoup de médecins pensent que "si c'est pour le bien des patientes", la douleur est justifiée. Aucune douleur n'est justifiée. Jamais. Et la moindre des choses, pour un soignant, est de tout mettre en œuvre pour ne pas faire mal.

Entretien
(…) Chaque fois que vous interrompez une patiente, vous l'empêchez de dire ce qui est essentiel pour elle. Chaque fois que vous remettez en question la véracité de ce qu'elle dit, vous la faites douter. (…) Ce n'est pas "faux", c'est ce qu'elle ressent. Son interprétation n'est peut-être pas conforme aux acquis de la science, mais elle lui permet d'appréhender la situation d'une manière intelligible, de ne se laisser gagner par la panique. Notre boulot, ça n'est pas de lui dire que ce qu'elle ressent est "vrai", ou "faux", mais de chercher pour son bénéfice, et avec son aide, ce que ça signifie. Si tu veux que les patientes respectent ton avis, il faut d'abord que tu respectes leur perception des choses …(…) Respecter ça ne veut pas dire adhérer. Ca veut dire : plutôt que perdre son temps dans un bras de fer (j'ai raison, tu as tort), essayons de trouver un terrain commun. Une relation de soin, ce n'est pas un rapport de force.
(…) "Je comprends", ça n'engage à rien, ça permet de faire une pause pour réfléchir, ça permet de gagner un peu de temps et ça permet aussi de laisser entendre qu'on se sent concerné, solidaire.

(…) Celui qui ne cherche pas la vérité est lâche ou imbécile. Mais celui qui tait sciemment la vérité est un criminel.

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