Par concession on entend droit d’usage, permission d’utiliser... chose impensable quand il s’agit d’une personne: nous ne sommes pas utilisables, et pourtant...

Aimer, n’est-ce pas se donner à l’autre ? et lui prendre aussi beaucoup ? Y’a-t-il un amour sans la moindre appropriation ? Peut-on aimer en toute intégrité ? Ne faudra-t-il pas de promesse, de contrat, d’engagement, des sortes de prêts sur gages ? Sans concession, pas de dépendance, pas d’emprise de l’un sur l’autre : chacun reste entier, l’amour n’est plus qu’une sorte d’intérêt désintéressé. S’agit-il encore d’amour ? Si l’on a souvent peur d’aimer, c’est parce qu’aimer peut impliquer (voir signifier) se perdre. La relation érotique le montre bien.


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C’est dès l’abord avec appréhension que l’on envisage l’aspect physique d’une relation accomplie : dans sa fulgurance, l’extase parait nous sortir du monde rationnel dans lequel chacun pouvait s’affirmer comme maître de soi. Soudain la fièvre nous agite, et l’on ne peut plus parler seulement de simple complicité avec son (ou sa) voisin(e) d’emphase. Des pulsions dirigent les intentions, on peut parler d’instinct, et se retrouver au rang de bête : le corps parle. Il a ses raisons, que la raison ne commande pas, d’où la peur qui survient : on ne s’appartient plus quand on tombe amoureux, et cette appréhension croît au contact du corps de l’autre. Plongé dans une bouleversante intimité, l’esprit se trouve comme possédé par un démon impérieux -on peut y voir le serpent de la Bible prenant possession d’une âme pure jusqu’alors. Sans mesure ni diplomatie formelle, l’emprise est physique enfin, et formidable. L’ego vacille, perd ses repères, se noie dans une fusion où la conscience n’est plus que spectatrice : l’amour PREND, déclenche un système d’activités extraordinairement difficiles à contrôler. C’est la fin de l’âme maîtresse. Ce qui reste de conscience de soi se tait et contemple. Pour qui veut rester intègre, s’envoyer en l’air c’est tomber bien bas. Mais on veut cette “déchéance”, cette perte de contrôle de soi est salutaire ! Si l’amour était sans concession, pourrait-on encore prétendre trouver une richesse en l’autre ? Si chacun restait en recul pour se garder entier, de quel amour parlerait-on là ? En se préservant jalousement de toute atteinte extérieure, on n’aime réellement que soi-même : l’attachement pour autrui devient accessoire à cet amour là. C’est son ego qu’on caresse quand on tend vers une relation affectueuse à l’autre qui ne puisse hypothéquer notre intégrité.

L’amour est échange, acceptation de l’altérité qui remet l’ego en question, mélange confus entre la joie de (se) donner et la peur de (se) perdre. Des tonnes d’attentes souvent inconscientes s’expriment de façons ambiguës, on négocie comme on peut, on fait affaire et l’emprise de l’un sur l’Autre a lieu comme elle peut : on se prend avidement, “naturellement”, “spontanément”, pour s’ajuster à deux, trouver ensemble l’accord, l’ajustement permettant au couple constitué d’éprouver un maximum de joies. Cette harmonie ne va pas de soi : les musiciens d’un orchestre suent sang et eau pour conjuguer leurs talents dans d’infinies répétitions, pour enfin jouer de concert les fugues les plus légères. De même les amants s’ajustent, de concession en concession, pour jouer ensemble eux aussi, mais ici chacun peut-être amené à confier à l’Autre tous ses jouets. Adieu intégrité rêvée, bonjour l’abandon de soi, premier pas vers autrui. Il y a de la souffrance dans cet amour qui est une perdition, mais une retrouvaille dans la communion, communion qui exige le véritable sacrifice de l’individu dans une relation de confiance totale.

On a beau faire attention, prétendre borner son emprise sur l’autre, jurer de se respecter : on ne sait jusqu’à quel point l’intégrité de l’Autre est respectable. Jusqu’à quel point devra-t-on parler de manipulation, d’intrusion, d’abus de confiance, quand la confiance même s’abandonne ? Bien chanceux ceux que l’amour n’aveugle pas et savent trouver -et prendre - ce que l’Autre a de meilleur sans s’y perdre ni lui nuire !

Qu’avons-nous à faire ensemble ? L’amour. La grande découverte de l’Autre et de soi, où chacun est invité à visiter les jardins secrets de l’être aimé : dans ces jardins secrets on pourra se sentir chez soi, cueillir quelque fleur, voire tout labourer comme un sauvage et planter des chênes ! Il y a beaucoup de jardins dévastés. La relation amoureuse, telle un stage de formation (ou de déformation), est un investissement de soi dans l’autre et une acception de l’emprise de l’Autre sur soi, qui peut faire des dégâts : aimer, c’est se refaire en passant par l’Autre, et lui accorder droit de passage. C’est la concession qui fait l’amour premier : sans elle on n’aime qu’un fantasme. Gainsbourg disait à Birkin : “je te connais comme si je t’avais défaite”. Elle aurait du lui répondre : “moi non plus !”

François Housset

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Ils ont dit...

“Aimer, c’est avoir faim ensemble et non pas se dévorer l’un l’autre.”
G. Thibon.

“Aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi”.
Alain

“L’Homme n’aime que ses penchants, non ce vers quoi il penche.”
Nietzsches

“Je n’existe que dans la mesure ou j’existe pour autrui. À la limite être c’est aimer.”
Mounier, Le personnalisme

“Car l’amour espère toujours que l’objet qui alluma cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre: illusion que combattent les lois de l’amour.”
Lucrèce. De la nature. IV

“Agis de telle sorte que tut traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.”
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, II Ak. IV, 429; (Pléiade II, 295)

“Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté l’aime-t-il? Non, car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme?... On n’aime personne que pour des qualités empruntées.”
Pascal, Pensées.

“Les passions sont, dans le moral, ce que dans le physique, est le mouvement; il crée, anéantit, conserve, anime tout, et sans lui tout est mort; ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral”
Helvetius Discours III, titre du ch. 8

“Celui qui est livré à la passion et asservi à la volupté cherchera nécessairement à tirer de celui qu’il aime tout le plaisir possible; or un esprit malade trouve son plaisir dans la soumission qu’on a pour lui; il se choque de ce qui lui est supérieur ou égal. (...) Ainsi, du point de vue intellectuel, l’amant est un tuteur et un compagnon tout à fait nuisible.”
Platon Phèdre 239 a

“...Encore que je me persuade qu’il y a par essence quelque chose de déraisonnable dans le sentiment amoureux, puisqu’il agrandit de façon si démesurée l’image de l’être aimé qu’elle finit par occuper tout l’horizon de la vie, toutefois il faut bien convenir que dans les tourments mêmes que ce sentiment apporte, il y a quelque chose de délicieux, puisqu’il nous fait vivre tous les moments de votre existence avec une intensité qu’elle ne possédait pas avant l’apparition de l’amour.”
Robert Merle. Fortune de France, La volte des vertugadins.

“La volonté du prochain est aussi indifférente à ma propre volonté que sa respiration et sa chair le sont aux miennes. Même en effet si nous sommes nés tout à fait l’un pour l’autre, nos facultés directrices ont chacune leur souveraineté propre; sinon, le vice du prochain devrait être un mal pour moi, ce que Dieu n’a pas jugé bon pour que mon malheur ne dépendit point d’un autre que moi.”
Marc-Aurèle. Pensées pour moi-même. VIII, 56.




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