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PEUT-ON SE SATISFAIRE DU NÉCESSAIRE ?

Peut-on se satisfaire du nécessaire ?
Le mot nécessaire est ambigu, déjà paradoxal. Il est nécessaire à un citoyen français d’avoir un compte en banque pour travailler, ou toucher des aides sociales ; il est ‘’nécessaire’’ à un lycéen d’avoir un téléphone mobile...?
Au sens strict, ce qui est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être : la loi de la pesanteur par exemple, est nécessaire. Il est nécessaire qu'un objet lancé en l'air retombe. Soit. Quel rapport avec notre question ? Que vient faire la satisfaction ici ? Elle propose de mêler la morale à un déterminisme naturel : il s'agit de faire de nécessité vertu. Par exemple il est nécessaire que les êtres vivants meurent. mais va-t-on s’en satisfaire quand un proche décède ? Il le faut bien : on s’y résigne donc. Est-il satisfaisant que les choses soient ce qu’elles sont ? La question peut sidérer celui qui observe le monde avec détachement. Il n’est pas vraiment satisfaisant que deux et deux fassent quatre : c’est un fait avéré, indépendant de nos désirs et de nos besoins, on doit l’accepter.
Le réel problème de la nécessité ne se pose vraiment que dans le sens le plus courant du mot, qui désigne ce dont on ne peut pas se passer, ce qui est absolument requis pour obtenir quelque chose. Ainsi le nécessaire de survie est indispensable pour ne pas mourir. Voyons enfin ce que la question présuppose : à quoi donc est nécessaire ce dont on peut se satisfaire ? Pourra-t-on se satisfaire de ce qui est seulement nécessaire à notre vie, se contenter d’avoir des organes qui fonctionnent par exemple ? Ou pourra-t-on réclamer disposer du nécessaire pour bien vivre : non seulement être vivant, mais éprouver du bien-être ? Le paradoxe est dans cette ambivalence, avec pour enjeu la liberté de se résigner ou de vouloir toujours plus. S’il est nécessaire d’augmenter ses capacités d’agir, pour jouir davantage et mieux profiter des saveurs de la vie, ce “nécessaire” réclamera des progrès incessants, on sera toujours en quête de nouveautés, et ne pouvant pas s’arrêter de vouloir plus et mieux, on ne sera jamais totalement satisfait ! Peut-on borner ses désirs quand l’essence du désir semble être de toujours poursuivre le meilleur ?





Les faits sont là : nous sommes des êtres naturellement déterminés. Nier notre propre nature serait folie : nous ne nous satisferons pas de ce qui ne nous correspond pas. Nos goût, naturellement, sont nécessaires : Voltaire s’en amuse en arguant que si un homme trouve sa femme belle, c’est tout aussi naturellement qu’un crapaud préférera sa "crapaude". Alors oui, le nécessaire peut satisfaire : il est même ce qui peut le mieux satisfaire. Un homme envisageant d’avoir une relation conjugale avec un crapaud risque d’être déçu : il manquera du nécessaire et sera inévitablement insatisfait. Nous pourrions en conclure (mais ce serait précipité) que ce qui n’est pas nécessaire est inconvenant.

Il en va de la nature des choses comme de leur quantité : ce qui est insuffisant est insatisfaisant. Les millions d’hommes qui meurent chaque année de faim manquent de la nourriture nécessaire. Le même argument vaut pour le superflu, qui est de trop : avoir plus que le nécessaire est insatisfaisant -pour rester dans le domaine alimentaire, une nourriture trop riche nuit à la bonne santé) : il convient donc de dénoncer une erreur de langage qui consiste à trouver satisfaisante la démesure : ce qui est “trop bien” n’est plus bien. Le mieux n’est pas le maximum, mais le meilleur dont l’étymologie rappelle qu’il s’agit du juste milieu (meliora : moyen). La difficulté est de trouver le critère qui permet de reconnaître cette juste mesure, celle que prône Aristote pour parvenir au bonheur d’être non pas “trop” bien, mais “juste” bien.

Le nécessaire est ce qui peut le mieux satisfaire : on ne peut que se satisfaire du nécessaire. Il faudrait être de mauvaise foi pour se dire être déçu de ce qui convient le mieux en fait, et vouloir ce qui ne convient pas ! Notre question commençant par “peut-on” est même inadéquate : il faut se satisfaire du nécessaire, on ne peut pas faire autrement, puisqu’autrement on est insatisfait ! Sage celui qui fait de nécessité vertu, parce qu’il est assez sage pour reconnaître l’évidence comme telle.





À ce stade de notre réflexion, la question paraît presque stupide : on peut évidemment se satifaire du nécessaire, puisque c’est nécessaire ! Peut-on être ce qu’on est? On ne peut que l’être ! Doit-on s’en satisfaire ? Il est impossible de faire autrement, c’est nécessaire ! On ne veut pas être un crapaud ou quoi que ce soit d’autre que ce qu’on se trouve être nécessairement. On ne peut se dispenser de ce monde, ni de soi.

Le comportement des hommes contredit pourtant cette vérité manifeste. Certains font la grève de la faim -ils ne se satisfont pas de la nourriture qu’on leur propose, qui pourtant les alimenterait. D’autres refusent l’autorité politique -qui règne pourtant sur eux. D’autres veulent changer, ne plus être ce qu’ils sont -pourtant ils sont ce qu’ils sont... L’homme serait-il capricieux, errerait-il d’erreur en erreur, pour refuser la réalité, vouloir que le monde délire avec lui ? Ces exemples ne sont pas des exceptions : notre civilisation chrétienne refuse de concevoir la mort comme la cessation définitive de notre existence -quand nous qui sommes pourtant des êtres vivants donc mortels. Et n'est-)ce pas le cas de toute civilisation prétendant dépasser la nécessité, pour s'inventer un nouveau monde.

L’évidence de laquelle nous sommes partis, consistant à affirmer que la reconnaissance du nécessaire ne peut que satisfaire, n’est donc pas si évidente que cela ! On peut qualifier l’homme d’éternel insatisfait. Il ne se contente pas de ce qu’il a. Il veut plus. Désireux, constamment en quête, l’agitation humaine est même une de ses première caractéristiques. Celui qui dispose du nécessaire n’acceptera pas d‘en jouir paisiblement. Pascal dénonce cette incapacité de l’homme à rester repu : il va s’agiter, chercher à se divertir : “tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.” Non, on ne veut pas que le nécessaire, et même on refuse de s’en contenter. Il n’en reste pas moins nécessaire; simplement on s’arroge le droit de le dépasser.





Ce droit refuse les faits. On veut l’impossible. Être immortel, être dans le futur, voler... C’est une revendication impossible à satisfaire, inutile, vaine, qui devrait être inconcevable, et qui est bien là pourtant : on ne se satisfait pas que les choses soient comme elles sont.

La mort est nécessaire : elle est le lot de tout vivant. Et pourtant tout vivant la refuse. L’inégalité, l’injustice, la violence, la douleur physique et la souffrance morale, sont de ce monde. Et pourtant nous les combattons comme si nous ne pouvions nous satisfaire que de leur refus illusoire.
Pure vanité ? Pas certain. La plupart de nos droits furent revendiqués par des utopistes, insatisfaits de la réalité, qui la combattirent avec énergie, jusqu’à ce qu’elle change bel et bien ! Utopistes, les travailleurs qui réclamèrent des congés payés (ce qui était inconcevable pour leurs patrons, ce qui n’était pas nécessaire, mais qui était réclamé comme une nécessité, et qui paraît aujourd’hui comme une droit fondamental) : ils ne savaient pas que c’était impossible, donc ils l’ont fait. “Rêveurs”, ceux qui projetèrent d’assembler des États pour un monde pacifié (SDN, ONU...) : la guerre de tous contre tous était “nécessaire”, “naturelle”, ils la refusèrent obstinément, c’est dire qu’ils refusèrent les faits établis : ils réclamèrent mieux, et l’obtinrent !

Peut-être n’étaient-ils pas si loin de ce qui est nécessaire, puisque leurs rêves se réalisèrent : s’ils avaient été vraiment fous, leurs délires n’auraient eu aucun effet sur l’inexorable déroulement des événements. Ils ont vu ce qui doit être l’enjeu de notre problématique : la liberté, inscrite nécessairement dans un monde déterminé, qui rend ce monde déterminable !

DR

Ce n’est pas parce qu’une chose est nécessaire qu’on doit l’accepter.

L’acceptation de chacun à ce qui pourrait sembler n’être qu’un destin, dépend en fait de chacun. Les stoïciens l’ont bien vu, quand ils ont précisé que ça n’était pas sur l’enchaînement inexorable des événements que l’homme devait chercher sa satisfaction, mais sur l’idée qu’il s’en fait. Le monde est ce qu’il est nécessairement, mais on peut se le représenter de différentes manières, plus ou moins satisfaisantes. Et selon la représentation que l’on s’en fait, il nous convient autrement (par exemple, pour rester stoïcien, en distinguant ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas).

Toute la difficulté consiste à concevoir la liberté comme cadrée par la nécessité. On ne peut vouloir être empereur de Chine, arguait Descartes : on ne connaît rien de cet empire, on sait trop pertinemment qu’il échappe à notre pouvoir. Si l’homme sent en lui l’impétueux désir de devenir “maître et possesseur du monde”, il sait aussi, à force d’avoir exercé son pouvoir et d’en avoir éprouvé la difficulté, qu'il est plus facile de changer ses désirs que l’ordre du monde. Faire de nécessité vertu, se satisfaire d’un dé à coudre plutôt que d’un tonneau, voilà la raison.

Mais cette raison même peut être refusée : Gorgias préférait un tonneau percé qu’il faudrait sans arrêt remplir, plutôt qu’un tonneau bien fermé et empli des plus précieuses matières. Pour ne jamais cesser de se gaver ! De quoi énerver Socrate, martelant que les désirs doivent être ordonnés : choisir l’ordre, librement -choix d'une liberté qui détermine toute existence.
C’est ce choix qui donne son critère à la satisfaction : choisir d’adhérer à son destin, c’est opter pour la résignation, la trouver sage, supposer judicieux de la prôner pour parvenir au bonheur. Ce choix, cette liberté, ne sont-ils pas eux-mêmes déterminés ? Spinoza le montre, nous ne sommes jamais libres que de choisir ce qui nous convient le mieux : nous choisirons nécessairement ce qui nous paraîtra le meilleur. Alors avouons que nous ne sommes jamais libres que d’aller nécessairement vers ce que notre raison nous présente comme préférable.

“Quand on fait un choix, les jeux sont faits” dixit Sartre. On ne peut préférer que ce qui apparaît comme nécessairement préférable. Les choses sont ce qu’elles sont -ou du moins ce que l’on suppose qu’elles sont : celui à qui on donne le choix entre une pièce de un euro et un chèque de cent milliards pourra préférer la pièce, “parce que le chèque j’y crois pas”...

Les hommes ne sont pas ce qu’ils sont.

Il a fallu l’existentialisme de Sartre pour parvenir à ce constat ahurissant. L’homme qui ne se contente que d’être dans un monde nécessaire n’est rien, il prétend n’être qu’une chose déterminée, il endure son existence factice présentée comme nécessaire. Qu’il ose exister par lui-même, et dès lors il quittera toute nécessité pour se définir lui-même enfin : l’homme n’est pas responsable de ce que la nécessité a fait de lui, mais il est responsable de ce qu’il fait !



Il est possible de dépasser les faits, de ne pas s’y cantonner. De n’être pas un simple homme, mais de faire de soi-même une œuvre. Son œuvre. L’art, justement, ne semble pas nécessaire -dans les deux sens du mot : une toile n’est pas peinte aussi nécessairement que la Terre tourne, et une toile ne se mange pas, on peut donc s’en passer, et pourtant... Pourtant aucune civilisation ne s’en passe. Cela semble pur caprice : celui qui prétendrait ne pouvoir se passer de son lecteur mp3 confondrait-il ses désirs et ses besoins ? Se divertir, est-ce indispensable ? C’est justement parce que l’art paraît superflu qu’il est essentiel : on ne vit pas sans poésie, sans musique, sans se consacrer à la beauté. Ou plutôt on pourrait vivre, au sens biologique du terme, mais on ne le veut pas. Car vivre, pour un être humain, ça n’est pas avoir un paquet d’organes qui fonctionnent selon un ordre biologique nécessaire. La “vraie vie” est spirituelle. Chacun ressent en lui, comme une nécessité, le besoin de créer, de s’élever au-dessus d’une existence “bête”. L’art est nécessaire pour nous ramener à l’essentiel : nous ne pouvons nous satisfaire d’être seulement vivants, il nous faut nous évader du conformisme, progresser encore et toujours. Avec l’art l’homme dépasse les bornes, se donne le droit d’échapper au statut d’une simple chose bornée, en chantant, en dansant, en peignant, en écrivant... en existant ! On peut autant se passer d’art que de liberté.


La satisfaction peut se cantonner au nécessaire. Seulement nous ne voulons pas de cette satisfaction. Nous sommes obligés de reconnaître que nous vivons dans un monde de contraintes où il convient de se résigner, de faire de nécessité vertu, or nous constatons qu’une vie ainsi bornée est misérable. Parce que le désir est essentiel à l’homme, il ne peut se satisfaire du nécessaire, il cherche à se divertir de choses superficielles. Le superflu sans l’essentiel ne fait pas le bonheur : un homme qui meurt de faim ne se satisfera pas d’un concert. Mais une existence ne saura se cantonner à la simple nécessité : ce qui distingue le désir du besoin, c’est qu’il ne se satisfait pas de ce qu’il réclame, qu’il réclame ce qu’il n’est pas contraint d’obtenir, et, enfin, qu’il est insatiable.



François Housset
www.philovive.fr








CITATIONS D’ELEVES (lycée Corneille, 2009)
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Se satisfaire du necessaire est une contrainte, une sentence vitale irrévocable et un défi à l'homme qui recrée perpétuellement sa réalité.


Se dégoutter de quelque chose n'est pas une solution. S'en priver non plus.


Demander si l'homme peut se satisfaire du nécessaire, c'est demander si le minimum peut lui suffire ou s'il est dépassé par ses désirs au point de ne pouvoir se borner à l'indispensable.


L'homme pouvait ne pas exister, il n'est donc pas un être nécessaire.


Selon les stoïciens, un homme malheureux l'est volontairement.


La plupart des hommes ne savent pas ce qui est vraiment nécessaire pour eux.


Ce qui est vraiment nécessaire c'est d'être heureux avec ce que l'on a.


Le désir est l'appêtit avec conscience de lui-même », dit Spinoza… et l'appêtit vient en mangeant.


Les désirs naturels non nécessaires montrent que l'homme est en quête du Beau.


Pourquoi vouloir ce qu'on ne peut vouloir ?














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Avoir et Être

Loin des vieux livres de grammaire,
Écoutez comment un beau soir,
Ma mère m'enseigna les mystères
Du verbe être et du verbe avoir.
Parmi mes meilleurs auxiliaires,
Il est deux verbes originaux.

Avoir et Être étaient deux frères
Que j'ai connus dès le berceau.
Bien qu'opposés de caractère,
On pouvait les croire jumeaux,
Tant leur histoire est singulière.

Mais ces deux frères étaient rivaux.
Ce qu'Avoir aurait voulu être
Être voulait toujours l'avoir.
À ne vouloir ni dieu ni maître,
Le verbe Être s'est fait avoir.

Son frère Avoir était en banque
Et faisait un grand numéro,
Alors qu'Être, toujours en manque,
Souffrait beaucoup dans son ego.

Pendant qu'Être apprenait à lire
Et faisait ses humanités,
De son côté sans rien lui dire
Avoir apprenait à compter.
Et il amassait des fortunes
En avoirs, en liquidités,
Pendant qu'Être, un peu dans la lune
S'était laissé déposséder.

Avoir était ostentatoire
Lorsqu'il se montrait généreux,
Être en revanche, et c'est notoire,
Est bien souvent présomptueux.
Avoir voyage en classe Affaires.
Il met tous ses titres à l'abri.

Alors qu'Être est plus débonnaire,
Il ne gardera rien pour lui.
Sa richesse est tout intérieure,
Ce sont les choses de l'esprit.
Le verbe Être est tout en pudeur,
Et sa noblesse est à ce prix.

Un jour à force de chimères
Pour parvenir à un accord,
Entre verbes ça peut se faire,
Ils conjuguèrent leurs efforts.
Et pour ne pas perdre la face
Au milieu des mots rassemblés,
Ils se sont répartis les tâches
Pour enfin se réconcilier.

Le verbe Avoir a besoin d'Être
Parce qu'être, c'est exister.
Le verbe Être a besoin d'avoirs
Pour enrichir ses bons côtés.
Et de palabres interminables
En arguties alambiquées,
Nos deux frères inséparables
Ont pu être et avoir été.

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