PhiloVIVE ! La philosophie orale et vivante

 

La souffrance comme moteur de la vie

Toute existence est souffrance, du premier cri à l’agonie: la vie ne va pas sans mal. Faut-il en inférer que plus on souffre plus (voire mieux) on vit ?

La douleur est vive parce qu’elle perturbe : on préférerait s’en passer quand elle vient troubler la conscience et nous faire vivre les pires calamités. Mais n’est-il pas nécessaire que la conscience soit perturbée ?
Simone de Beauvoir hurlait que la mort seule est confortable : devons-nous assumer la souffrance comme le sel de la vie, qui pique, mais qui lui donne son goût ?



On voit le danger de ce type d’argumentation : s’il est pertinent de dire qu’il faut souffrir, les adeptes de la discipline contraignante vont se croire en droit de nous faire la vie dure “pour notre bien”; toutes sortes de sadiques et de masochistes auront trouvé la bonne voie, et il n’y aura qu’à les suivre. Il faudra par exemple rechercher la frustration plutôt que la satisfaction : ne sera véritablement vivant que celui qui hurlera sa soif de vivre -et l’extinction de cette soif, libérant de la souffrance du manque, sera la mort même. Le désir éteint, nous ne sortirons plus de nos gonds: nous n’existerons plus, faute d’être titillés par quelque aiguillon.

Vivre c’est agir -avec ses tripes !

Nous n’avons plus cru possible de “penser sereinement” : à moins d’être mort, le penseur est inquiet, soucieux pour le moins, et ne peut que feindre oublier qu’il est torturé pour prétendre se servir de quelque froide raison : en fait ses neurones mêmes sont en ébullition.
Désarçonnés, nous nous sommes obstinés. Nous raccrochant à notre confort pour oublier à quel point penser est dangereux, nous condamnâmes la souffrance paralysante, intolérable, détruisant la vie par une perturbation insupportable. Nous ne faisions alors que fuir le problème, qui nous rattrapa : l’évocation du visage de Cioran, empreint de bonheur tranquille, quand sa pensée hurlait, nous permit de supposer que ce n’était pas la souffrance mais sa sublimation, qui fournissait quelque carburant vital (mais c’était encore laisser à la souffrance l’origine de notre vitalité) et nous rendîmes les armes pour accepter de donner à la souffrance la médaille du mérite.

À la vie qui fait hurler, les martyrs reconnaissants.”

Super !? Il faut souffrir pour créer de la joie (au sens spinoziste : la joie est le sentiment éprouvé à la constatation que notre puissance d’agir croît). Génial donc, bien que paradoxal au premier abord : la vie est activité (la “vraie vie”: pas simplement la vie organique qui fait qu’un paquet d’organes fonctionne, mais l’existence d’une conscience s’écriant soudain “ma vie commence enfin !”). Il faut dès lors refuser le laisser-aller confortable et le repli dans l’habitude. Pas de cocooning. Bien au contraire, il faut sortir de sa coquille : la briser, renaître incessamment, multiplier les efforts, les prises de risque, donc les gamelles inévitables... s’endurcir dans l’aventure !
Il faut souffrir pour simplement s’apercevoir qu'on est sensible. Recevoir d’abord un “bon” coup pour apprécier une caresse !? Vitalité rime avec perversité : la vie a plus de valeur pour le condamné (merci au cancer qui rappelle si formidablement cette vérité). La “bonne” dépression, la “bonne” guerre, la “bonne” baffe, deviendraient-elles préférables à la quiétude, à la paix, au respect tranquille ? Merci Hiroshima !?
Ne reconnaîtrait-on le bonheur qu’au bruit qu’il ferait en partant ?
Heureux les désespérés, disait l’autre (Compte-Sponville dans son fabuleux Traité du désespoir) : les désespérés ne peuvent qu’être heureusement surpris... et le pire n’est jamais décevant !

Ouille ! ça fait vraiment mal de penser tout ça, de penser comme ça. Mais c’est si bon... La passion déboule telle une furie dans le café, et nous nous considérons dans une sorte de stupeur, sentant le ravage de nos pauvres consciences. Pauvres de nous !

Souffrez qu’on vous fasse la leçon !

Souffrir c’est apprendre. Mesurons l’immense douleur des enfants gâtés, ayant manqué de “bonnes leçons”, assez affligeantes pour les enfermer dans un cadre imposé. Il faut buter sur un problème pour l’aborder : s’y heurter jusqu’à ce que ses contours nous soient familiers. Première leçon : il faut se heurter à quelque principe de réalité pour être réaliste. La souffrance vécue dans toute expérience est un salut. L’apprentissage est justement douloureux parce qu’il marque au fer rouge la personnalité même. La souffrance devient un critère, permettant de s’ajuster et de se reconnaître. Elle est salvatrice parce qu’elle est obligeante : c’est pour s’être brûlé déjà que l’on s’interdit certains comportements. Ainsi s’acquière la fermeté, et l’efficacité mêmes.

C’est encore paradoxal si on se récapitule : si effectivement nous avons besoin d’un espace aux limites bien rigides (un près enclos par une barrière électrique), pourquoi sortir de sa coquille qui joue déjà si bien ce rôle ?
Pourquoi partir à l’aventure sans guide, sculpter sa statue sans modèle, en acceptant déjà le péril comme nécessaire ?
En quoi le jeu en vaut-il la chandelle ?
La chèvre de Monsieur Seguin préféra risquer de sentir les crocs du loups s’enfonçant dans sa tendre chair, plutôt que de rester bêtement dans son enclos confortable. La tranquillité manque de sel, et dans le confort il n’y a plus qu’à s’endormir en attendant la mort. Il faut se réveiller, et brutalement. Or se bouger, même pour aller au charbon ou en première ligne, c’est déjà choisir de pouvoir souffrir, préférer l'horreur même à la fadeur.

Mais pour quoi faire ?
A quoi bon ruer dans les brancards sinon pour briser une monotonie ?
Pourquoi hurler, se mettre en danger, fournir tant d’efforts et subir tant de peines ?
Donner du piquant à la vie ne suffit pas : encore faut-il qu’elle ait un sens. Il faut alors distinguer l’énergie faisant vrombir le moteur (mais avec un fou de douleur au volant) et l’énergie canalisée, donnant un sens à la souffrance en l’utilisant délibérément. Le sage n'est pas un fou. Les fous de douleur peuvent foncer dans un mur avec la formidable force de toute leur rage de vivre... si vaine ! Sachons le, car le fait est sociologiquement avéré : des enquêtes sociologiques (*) ont montré que les personnes qui ont été violentées ont plus d'accident de la route et des troubles de santé plus fréquents ! Non, leur souffrance n'est pas salutaire, elle est plutôt mortelle !
Il y a souffrance et souffrance. Celui qui subira le mieux -et même profitera de sa souffrance pour y puiser une énergie utile, efficace, positive, sera celui qui aura bien compris qu’il faut donner un sens au pires emmerdes, pour qu’elles servent encore et toujours de leçon.




L’important n’est pas seulement de faire le difficile : l’effort consiste à surmonter, à dépasser l’accablement qui tend à dominer la personnalité même. Accepter le danger parce qu’il a un prix : celui de la réapropriation de soi, au cours de terribles expériences où il aura fallu se posséder soi-même ! L’aspect moral de l’histoire est là : “il faut en baver”, parce qu’exister se mérite. Qui peut réellement être “quelqu’un” sans avoir pu dire “je souffre”, ou “je me suis bien battu” ?
L’intérêt n’est pas de vaincre, mais avant tout de combattre, et surtout de vivre quelque défaite pour en savourer l’âpreté. Au top : se vaincre soi-même pour enfin pouvoir dire “je me suis fait maître”.

François Housset
www.philovive.fr




(*) Par exemple, selon les travaux que Georges Menahem (1992, 1994) a réalisés à partir de grandes enquêtes statistiques de l'Insee et de l'IRDES, les maltraitances connues durant l’enfance se traduisent dans des plus grandes fréquences à la fois des prises de risque et des troubles de santé à l’âge adulte. De même, des enquêtes portant sur les victimes de graves accidents de moto ou d'auto ont montré qu'ils avaient été l'objet de brutalités et de maltraitance au cours de leur enfance. (Voir notamment les études et le livre du docteur Jacqueline Cornet, les livres de Alice Miller ou les études sur le risque et l'accident de Anne Tursz). Voir "Maltraitance" sur Wikipedia.
























Citations

“Notre art est de savoir faire de notre maladie un charme.”
RENAN

“Contre tout affront, toute tentative pour le réduire en objet, le mâle a le recours de frapper, de s'exposer aux coups : il ne se laisse pas transcender par autrui, il se retrouve au cœur de sa subjectivité. La violence est l'épreuve authentique de l'adhésion de chacun à soi-même, à ses passions, à sa propre volonté ; la refuser radicalement, c'est se refuser toute vérité objective, c'est s'enfermer dans une subjectivité abstraite ; une colère, une révolte qui ne passent pas dans les muscles demeurent imaginaires. C'est une terrible frustration que de ne pas pouvoir inscrire les mouvements de son cœur sur la face de la terre.”
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe.

“Ceux d’entre les hommes à qui l’on fait du mal deviennent nécessairement pires.»
«Par conséquent, ce n’est pas l’effet du juste de nuire".
Platon, République I/335c

Selon une définition des Nations Unies (extraite du document produit par le groupe de spécialistes pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes du Conseil de l’Europe), est considéré comme acte violent :
“Tout acte, omission ou conduite servant à infliger des souffrances physiques, sexuelles ou mentales, directement ou indirectement, au moyen de tromperies, de séductions, de menaces, de contrainte ou de tout autre moyen, à toute femme et ayant pour but et pour effet de l’intimider, de la punir ou de l’humilier ou de la maintenir dans des rôles stéréotypés liés à son sexe, ou de lui refuser sa dignité humaine, son autonomie sexuelle, son intégrité physique, mentale et morale, ou d’ébranler sa sécurité personnelle, son amour-propre ou sa personnalité, ou de diminuer ses capacités physiques ou intellectuelles.”
Rapport final d’activités du EG-S-VL, groupe de spécialistes pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes, Conseil de l’Europe, Strasbourg, juin 1997.

“Nul n’est méchant volontairement.”
PLATON, Protagoras

“Lorsque quelqu’un te fait du mal ou dit du mal de toi, souviens-toi qu’il pense avoir raison d’agir ou de parler ainsi. Il ne lui est donc pas possible de suivre ta façon de juger, mais il suit la sienne, en sorte que s’il juge mal, c’est lui qui subit un dommage, puisqu’il se trompe. (...) Partant de ce principe, traite avec douceur celui qui te fait du tort. Dis-toi à chaque fois : “Il a cru avoir raison.”
EPICTETE, Manuel, XLII

“ ...pour être heureux dans ce monde, tout bien pesé, il n'y a rien de mieux à faire que d'être vertueux (....) il n'y a aucun vice qui n'entraîne avec lui quelque portion de malheur, et aucune vertu qui ne soit accompagnée de quelque portion de bonheur ; (...) il est impossible que le méchant soit tout à fait heureux, et l'homme de bien tout à fait malheureux, et que malgré l'intérêt et l'attrait du moment, il n'a pourtant qu'une conduite à tenir.”
DIDEROT L'Encyclopédie, “Irreligieux”

«Ceux d’entre les hommes à qui l’on fait du mal deviennent nécessairement pires.» «Par conséquent, ce n’est pas l’effet du juste de nuire».
PLATON, La République

“Notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose, que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire.”
DESCARTESDiscours de la méthode III

“Il n’y a aucun bien au monde excepté le bon sens qu’on puisse absolument nommer bien.”
DESCARTES. Lettre à Elysabeth, Juin 1645

“L’intellectualisme socratique et la théorie de l’intelligible ont tellement marqué de leur empreinte la conception du mal que nous rejetons volontiers la volonté méchante du coté du non-être, comme s’il y avait une source unique de ce qui nous apparaît comme le mal au niveau de l’action et de ce qui marque les limites de l’intelligibilité.”
NABERT, Essai sur le mal. “L’injustifiable”

“Il n’est pas seulement plus noble, mais aussi plus doux de faire du bien que d’en recevoir, car rien n’est aussi fertile en joie que la bienfaisance.”
PLUTARQUE, Il faut philosopher avec des principes. 3, fragment 544 de l’édition Usener.

“Je vois ce qui est le mieux et je l’approuve ; mais j’accomplis le pire.”
OVIDE, Métamorphoses.

« J’appelle servitude l’impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects ; soumis aux affects, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même mais de la fortune, et il est au pouvoir de celle-ci à un point tel qu’il est souvent contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. »
SPINOZA Éthique IV Préface, trad Misrahi

“...La véritable félicité et la béatitude d’un homme consistent dans la seule sagesse et la connaissance du vrai, nullement en ce qu’il serait plus sage que les autres (...) car cela n’augmenterait aucunement sa propre sagesse, c’est-à-dire sa vraie félicité. Qui donc se réjouit à ce propos, se réjouit du mal d’autrui, il est envieux et méchant, et ne connaît ni la vraie sagesse ni la tranquillité de la vraie vie.”
SPINOZA. Traité des autorités théologiques et politiques. Préface.

“Lorsqu’un enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions (...) jusqu’à ce qu’elle ait découvert l’épingle, cause réelle de tout. (...) Ne dites jamais que les hommes sont méchants ; ne dites jamais qu’ils ont tel caractère. Cherchez l’épingle.”
ALAIN, Propos sur le bonheur.

“L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne; mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d’une conscience de soi indépendante.”
HEGEL. La phénoménologie de l’esprit. ed Aubier, t. 1, p.159.

“Toujours, quand la vie nous plie sous sa sévère discipline, nous sentons en nous une résistance contre l’inexorabilité, la monotonie de la pensée, contre les exigences des épreuves de la réalité. Parce qu’elle nous prive de multiples possibilités de plaisir, la raison devient une ennemie au joug de laquelle nous nous arrachons avec joie, tout au moins temporairement, en nous abandonnant aux séductions de la déraison.”
FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 2è conférence: “Rêves et occultisme”.

“Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie.”
ROUSSEAU, Émile, livre I.

“Tu cherches le bonheur, mais tu préfères la sécurité.”
REICH, Écoute petit homme !

“Qui porte le feu dans son coeur, sa tête s'enfume.”
Proverbe allemand

On ne souffre qu'une fois - on vainc pour l'éternité.
SÖREN KIERKEGAARD Journal

Qui se vainc une fois peut se vaincre toujours.
PIERRE CORNEILLE, Tite et Bérénice

Quand elle est dépourvue de flamme, la vérité est philosophie ; elle devient poésie quand elle emprunte sa flamme au coeur.
MUHAMMAD IQBAL, Maître

Les amours non assouvies ne meurent pas ; elles attendent dans l'ombre l'étincelle qui les fera flamber à nouveau.
SIMONE PIUZE, Les Noces de Sarah

Je peux regarder des civilisations disparaître, des villes flamber ou des planètes exploser sans réagir. Mais montrez-moi une larme sur la joue d'une femme et vous ferez de moi ce que vous voudrez.
FRÉDÉRIC BEIGBEDER, Mémoires d'un jeune homme dérangé

Un acteur sur la scène, c'est une bûche dans le feu. Quand la flamme du dialogue le quitte, il doit lui rester la braise de la situation. Mauvais bois qui s'éteint dès qu'il ne flambe plus. Faut-il donc que le poète souffle toujours dessus ?
VICTOR HUGO, Faits et croyances





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Commentaires

Je ne suis pas sur qu'il était perspicace de citer FRÉDÉRIC BEIGBEDER. Mis à part celà le recueil de citations ainsi que le raisonnement sont bien arrangés.
Pour information: de qui est la photo, ou sculpture présente sur l'image 1 ?

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