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Sommes-nous trop sérieux ?

“Sérieux” vient de “serré” et “rieur” : un homme sérieux est un homme dont le rire a été étranglé. D’ailleurs il porte une cravate.
Mais non, je plaisante !
En réalité, “sérieux” vient du latin “serius”, ne désignant personne : personne n'est sérieux. Seuls des états, des événement et des situations peuvent être qualifiés de sérieux. Réglez une affaire avec application, et vous “êtes” sérieux... le temps que cette action réclame.
Pourtant, des hommes prétendent ÊTRE constamment sérieux, et réclament d’être pris au sérieux. Ceux-là ne rigolent pas. Parce qu'ils veulent qu'on ne rigole pas d'eux. Leur sérieux se conçoit négativement.
Ainsi le "Monsieur cramoisi" du Petit Prince passe sa journée à faire des équations, et se répète orgueilleusement : “je suis un homme sérieux”. Et le petit prince s'exclame : "Mais ce n'est pas un homme !"


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L’absence de rires (mais aussi de pleurs) permet de passer à l’absence tout court, la quasi non-existence de qui prétend se raccrocher à sa vanité.
Gonflés de vanité, justement nommés “les Importants” par les existentialistes, des hommes s’affirment respectables du fait qu’ils ont une image et qu’ils s’y absorbent en jouant des rôles austères. Ils se persuadent finalement d’être quelqu’un sans affirmer aucune authenticité. Moi je leur en veux souvent pour cette raison : ils mettent le masque et le costume de gens respectables pour avoir l’air important qui fait toute leur identité... mais ils n’existent pas.

L’homme sérieux, ou plutôt celui qui se croit sérieux, méprise toute “futilité”, c’est-à-dire tout ce qui se trouve hors de son occupation sérieuse. Il n’est “pas vraiment là”. Fermé à tout ce qui ne relève pas de la fonction à laquelle il est tout consacré, le voila incapable de comprendre un Petit Prince venu parler de roses et de moutons : “je m’occupe moi de choses sérieuses” dit-il pour justifier son absence. Nombreux sont ces absents se drapant lâchement dans leur importance pour rejeter l’enfant en quête d’instants authentiques : “va jouer, papa travaille”.

Le présentateur de journal télévisé revêt son masque sobre pour annoncer sur un ton sans nuances que des milliers d’hommes sont morts, ou qu’un match de football a eu lieu : qu'importe la nouvelle, qu'importe ce qu'elle lui provoque comme émotion : seul le ton sérieux vaut. Il n’est pas seul à s’effacer ainsi, et nous serions lâches de ne pas reconnaître notre propre sérieux solennellement neutre. Tout homme a ses moments de sérieux, adoptant un masque imperturbable de pseudo-sage pour ne considérer la réalité que comme un ensemble de données abstraites.

Sommes-nous trop sérieux ? Figés par des carcans et des conventions, des rôles à jouer constamment pour impressionner notre monde, abandonnerions tout naturel ? Nous abandonnerions-nous nous-même ? Quelle angoisse ! Et comment redeviendrons-nous même : peut-on revenir du sérieux ?

Devrions-nous réapprendre à jouer, à ne plus chercher à rester convenable ? Nous voudrions nous émouvoir, ressentir ici et maintenant toute l’énergie qui pétille en nous, profiter avidement de toutes les minuscules saveurs qui font la vie savoureuse, vivre enfin une vie débarrassée de toute austérité ! Y’a-t-il un moyen de perdre enfin cette vaine sévérité ?
Évitons la logique du “tout ou rien”. Il y a une juste mesure à trouver. Ou une temporisation : nous pouvons nous accorder le droit de rire, juste un temps, par exemple après avoir accompli scrupuleusement nos devoirs. L’enjeu est la juste dose de rigolades, qu'il nous faut proportionner : quel prix accorder aux “légèretés”, quel équilibre (ou déséquilibre) choisir, pour n’être ni “trop grave” ni “trop léger” ?
S’il faut de la passion, il faut encore une froide raison : on n’est pas soi-même quand on est quelqu’un d’important, ni quand on se cantonne au rôle de je-m’en-foutiste. La juste mesure à trouver se situera entre “le lourdingue” constant car soucieux de rester compétent dans sa sphère étriquée, et “le stupide” cédant à l’infantilisation pour passer d’un caprice à l’autre.

L’affectation rigide marque de son empreinte : nous nous incarcérons tous dans nos personnages sérieux, et il semble illusoire d’en sortir le temps de prendre l’air.
Prétendre être quelqu’un de sérieux est si difficile que chacun se raccroche d’une façon crispée à son personnage. Cette empreinte fait un caractère, une personnalité feinte, mais une personnalité tout de même : c’est déjà ça. Dès lors on n’ose plus s’accorder le droit d’être soi. La constante vacuité des Importants suppose impossible de revenir en arrière : il faut s’accrocher à sa vanité, garder son sérieux pour ne pas qu’il s’échappe. Volatile, comme toute vanité, ce superflu nous confère tant d’importance illusoire ! En nous accrochant plus à ces illusions qu’à ce qui fait la réalité de la vie, nous nous sommes condamnés au sérieux.

Faisons contre mauvaise fortune bon cœur et acceptons notre lot. Tout homme, dès qu’il est socialisé, se doit de paraître prévisible, presque mécanique, pour pouvoir promettre (je relis La généalogie de la morale de Nietzsche avec des frissons).
On fait confiance aux “sérieux”, quand bien même leur sérieux est une façade cachant un gouffre existentiel. Il est d’autant plus nécessaire de “se lâcher”, pour sauver sa peau. Faudra-t-il se satisfaire de légèretés pour décompresser, se dévêtir de son costume grisâtre le temps de “péter les boulons”, pour ensuite refaire semblant d’être quelqu’un (toujours le même rôle d’Important) ? Il ne s’agirait jamais que de se divertir par quelque loisir, pour ensuite envisager de façon “décrispée” le travail à accomplir. Ce serait alterner les vanités, passant du “lourdingue grave” à l’insupportable légèreté du superficiel ! André Comte-Sponville choisit d’éviter la désinvolture : “je préfère une vraie tristesse à une fausse joie”, scande-t-il pour suivre sa quête de vérité.
D’autres attitudes sont possibles, ne séparant plus le sérieux de ce qui ne l’est pas : Desproges préférait rire de tout, seul moyen de friser la lucidité. Voilà le paradoxe du sérieux : sa présence lors même que l’on rit. Molière, par exemple, se joue des limites : des sujets extrêmement dramatiques prêtent à rire. Nous voilà riant avec sérieux ! Accordons nous donc le droit à l’ironie, trouvons quelque clown intérieur, répétons-nous jusqu’à le croire, que nous sommes trop sérieux pour nous prendre au sérieux !

François Housset

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Ils ont dit...

Quand le réel est insoutenable on s’en défend comme on peut. Et le rire est une parade inouïe. Quand on rit on n’entend pas.
Alexandre Jardin, France Inter, 2 novembre 2012 (François Busnel, Le Grand Entretien).

Il agit à contretemps, celui qui ne sait s’accomoder des choses telles qu’elles sont, qui n’obéit pas aux usages, qui oublie cette loi des banquets: “Bois ou vas-t-en!” et qui demande que la comédie ne soit pas une comédie.
Erasme. Éloge de la folie. XXIX

Toute plaisanterie doit être courte, et même le sérieux devrait bien être court aussi.
Voltaire,Lettres philosophiques

La maturité de l'homme, c'est d'avoir retrouvé le sérieux qu'on avait au jeu quand on était enfant.
Friedrich Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal

S’il y a des hommes chez qui le ridicule n’ait jamais paru c’est qu’on ne l’a pas bien cherché.
La Rochefoucauld. Réflexions ou Sentences et Maximes morales.

Toujours, quand la vie nous plie sous sa sévère discipline, nous sentons en nous une résistance contre l’inexorabilité, la monotonie de la pensée, contre les exigences des épreuves de la réalité. Parce qu’elle nous prive de multiples possibilités de plaisir, la raison devient une ennemie au joug de laquelle nous nous arrachons avec joie, tout au moins temporairement, en nous abandonnant aux séductions de la déraison.
Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 2è conférence: “Rêves et occultisme”.

Rien n'est sérieux en ce bas monde que le rire.
Gustave Flaubert, Lettre - 9 Octobre 1852

La vie devient une chose délicieuse, aussitôt qu'on décide de ne plus la prendre au sérieux.
Henry de Montherlant, Carnets

Un homme sérieux a peu d'idées. Un homme d'idées n'est jamais sérieux.
Paul Valéry ,Mauvaises pensées et autres.

L’unité de la pensée et de la vie est complexe: un pas pour la vie, un pas pour la pensée. L’un va de pair avec l’autre, alors pourquoi cette impression de ne pas suivre le même chemin, que je vive ou pense? Les modes de vie inspirent des façons de penser, les modes de pensée créent des façons de vivre. La vie active la pensée, et la pensée à son tour affirme la vie.”
Gilles Deleuze Nietzsche

On peut faire très sérieusement ce qui vous amuse, les enfants nous le prouvent tous les jours...
Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites

Mais qu'est-ce que "être sérieux" ? Est sérieux celui qui croit à ce qu'il fait croire aux autres.
Milan Kundera, Jacques et son maître

“Un être frivole, c’est quelqu’un qui est lourd tout le temps, c’est un plouc. C’est la vulgarité barbare. Ce sont tous les garde-fous en soi qui s’abolissent et qui nous transforment en n’importe quoi... en nazi, en soudard serbe. C’est l’être humain qui devient lourd, qui tombe. C’est ce qu’il y a de plus moche. La barbarie est liée à l’absence d’humour.”
“L’humour est inséparable du sens critique.”
“La croyance ne rit pas.”
“Impertinent, l’humour renvoie aux puissants l’image de leur vanité.”
Patricia VIOUX et Philippe VAL, L’humour ou l’exercice même de la liberté, in Légèreté, Alice CHALANSET, Autrement n°164.

“Vous avez à apprendre à rire. Pour atteindre l’humour supérieur, cessez d’abord de vous prendre trop au sérieux ”
“Seul l’humour, trouvaille splendide des être entravés dans leur destination de grandeur, (...) juxtapose et unit toutes les sphères humaines sous les radiations de ses prismes. Vivre au monde comme si ce n’était pas le monde, posséder “comme si l’on ne possédait pas”, renoncer comme si on ne renonçait pas, toutes ces exigences courantes et si souvent formulées de la science de vivre, seul l’humour est en état de les réaliser.”
"Tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne."
Hermann HESSE, Le Loup des steppes

Les gens prennent toujours un air sérieux quand ils disent des mensonges. Le sérieux de nos dirigeants, ces derniers temps !
Osamu Dazai, Soleil couchant

Les gens sérieux ont une petite odeur de charogne.
Francis Picabia, Ecrits

Il n'est rien de plus sain que de dire n'importe quoi au beau milieu d'un monde où trop de gens sérieux ne se le permettent plus.
Serge Bouchard, De nouveaux lieux communs

La situation est désespérée, mais pas sérieuse.
Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven







Écrits moins sérieux...

Il n'y a que les choses sérieuses qui sont drôles. Dès qu'un mec dit quelque chose de sérieux, on peut déjà se foutre de sa gueule.
Coluche, Pensées et anecdotes

Raminagrobis regardait le directeur avec attachement et détachement à la fois; attachement, parce qu'il respectait le vieux nageur qui, sorti du rang, était arrivé en tête, au muscle et au charme, sans bassesses inutiles; détachement, parce qu'il était lui-même un homme heureux, qu'il savait qu'il avait atteint son plafond et que son plafond lui suffisait. Monter plus haut? Pas question. Il avait de l'humour, et l'humour est rédhibitoire dans l'administration, il ne pouvait s'empêcher de trouver plus drôles que sérieux la vie, le métier, ses supérieurs, ses subalternes, et surtout de se trouver drôle lui-même. Il dégustait un montage heureux comme une soupe au pistou. « Comme c'est succulent, tout ça! Comme on s'amuse ! » Et, lucide « Je ne serai jamais sous-directeur parce que je trouve tout marrant: c'est normal, c'est juste; un sous-directeur il faut que ça se respecte. » Sincère, du reste, mais toujours ce pétillement (....), et M. Duverrier, écrasant sa chaise subalterne, contemplait son chef — qui, au contraire, petit et sec comme un criquet, se faisait gober par son fauteuil—avec une indulgence respectueuse, une compréhension sans bornes. Si les coins de sa bouche de batracien se relevaient, il ne pouvait, et du reste ne voulait, rien y faire.
« Je suis contrôleur général chef de section, c'est assez ; à d'autres, monsieur le directeur, les bananes et leurs peaux, les honneurs douteux, les risques certains, la gravité systématique vingt-six heures par jour pour ne pas manquer la vingt-cinquième, et trois cent soixante-six jours par an pour être sûr de ne pas faire rire de soi une année bissextile ou l'autre. »
Vladimir Volkoff, Le Montage

- Je connais une planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n'a jamais respiré une fleur. Il n'a jamais regardé une étoile. Il n'a jamais aimé personne. Il n'a jamais rien fait d'autre que des additions. Et toute la journée il répète comme toi: "Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux !" et ça le fait gonfler d'orgueil. Mais ce n'est pas un homme, c'est un champignon !
- Un quoi ?
- Un champignon !
Le petit prince était maintenant tout pâle de colère.
- Il y a des millions d'années que les fleurs fabriquent des épines. Il y a des millions d'années que les moutons mangent quand même les fleurs. Et ce n'est pas sérieux de chercher à comprendre pourquoi elles se donnent tant de mal pour se fabriquer des épines qui ne servent jamais à rien ? Ce n'est pas important la guerre des moutons et des fleurs ? Ce n'est pas plus sérieux et plus important que les additions d'un gros Monsieur rouge ? Et si je connais, moi, une fleur unique au monde, qui n'existe nulle part, sauf dans ma planète, et qu'un petit mouton peut anéantir d'un seul coup, comme ça, un matin, sans se rendre compte de ce qu'il fait, ce n'est pas important ça !
Il rougit, puis reprit:
- Si quelqu'un aime une fleur qui n'existe qu'à un exemplaire dans les millions et les millions d'étoiles, ça suffit pour qu'il soit heureux quand il les regarde. Il se dit : "Ma fleur est là quelque part..." Mais si le mouton mange la fleur, c'est pour lui comme si, brusquement, toutes les étoiles s'éteignaient ! Et ce n'est pas important ça !
Il ne put rien dire de plus. Il éclata brusquement en sanglots. La nuit était tombée. J'avais lâché mes outils. Je me moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y avait, sur une étoile, une planète, la mienne, la Terre, un petit prince à consoler ! Je le pris dans les bras. Je le berçai. Je lui disais: "La fleur que tu aimes n'est pas en danger... Je lui dessinerai une muselière, à ton mouton... Je te dessinerai une armure pour ta fleur... Je..." Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l'atteindre, où le rejoindre... C'est tellement mystérieux, le pays des larmes.
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince.









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JESUS S'ENTRAINANT A SAUTER TOUT SEUL SUR LA CROIX par Reiser (époque pieuse)



Commentaires

"La vie, ce n'est pas sérieux, on y entre sans le demander, on en sort sans savoir où on va, on y reste sans savoir ce qu'on y fait."
Marcel Achard

L'impression que la fréquentation de M. François HOUSSET bouscule allègrement les vagues impressions qu'on pourrait avoir... et ce faisant, nous grise ! Ravie d'avoir découvert ce site et merci. MFH

Le sérieux comme un certain humour m'impressionne et ne met pas toujours à l'aise, juste au passage j'aimerai vous dire que les épines de roses piquent mais surtout ont une fonction je crois de " régulateur " .

Oui, on peut croire que ça a un sens, que c'est utile (par exemple supposer que c'est pour se défendre que les fleurs ont des épines). Mais on n'y est pas obligé ! Et même si on n'est pas à l'aise, ou plutot justement parce que c'est inconfortable, on doit jouer avec le boin sens même : c'est montrer notre liberté absolue d'interpréter le monde au gré de notre volonté. Par exemple Saint Exupery :
"Les épines, ça ne sert à rien, c'est de la pure méchanceté de la part des fleurs ! "

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