PhiloVIVE ! La philosophie orale et vivante

 

Doit-on tolérer l’intolérance ?

“On peut bien être fasciste : on est en démocratie” !?
Peut-on permettre, au nom de la liberté ou de la morale, ce que la morale même réprouve, et ce qui nie la liberté ?


Dessin Charlie Hebdo, 15 janvier 2014


Les hommes tolérants ont une qualité incontestable : ils savent s’abstenir d’intervenir, ne pas empêcher ce qu’ils désapprouvent. Ces martyrs adoptent stoïquement une attitude ambiguë au point de paraître masochistes : même ce qui leur déplaît trouve finalement grâce à leurs yeux ! Ils l’acceptent poliment. Ces indulgents permettent à l’intolérance même d’être tolérée. Sympa !?
Il le faut bien, arguent-ils, "ça se fait". Comme la politesse, la tolérance est le lubrifiant du mécanisme social. Souvenons nous que la politesse est une vertu : hypocrite au premier abord, elle nous force à sourire devant des êtres détestables parce que “cela se fait” (et surtout parce qu’on y a intérêt). La politesse nous oblige finalement à trouver de l’aimable dans le plus détestable. De la même façon grinçante, la tolérance est une vertu : le tolérant s’efforce de supporter au mieux ce qui ne lui plaît guère.

Sont-ils si admirables, ceux qui tolèrent le mieux les pires maux ? Ceux qui, par exemple, voyant leur pays occupé, ne font rien pour en chasser l’envahisseur ? Tolérants, les collabos français qui lynchèrent des juifs, ou laissèrent les lynchages s'accomplir, parce que cela se faisait ? Les Résistants sont intolérants : ils n’ont pas assez de qualité d’âme pour laisser l’occupant perpétrer des massacres !?

Perverse licence pouvant conforter chacun dans son incivisme, dans son immoralité, dans ses erreurs ! "Chacun fait ce qu'il veut, on n'a pas le droit de juger" : excision, homophobie, intégrismes, dictatures... Ce ne sont là finalement que des gens qui ont leurs points de vue... et le font subir à leurs victimes... qui peut-être y sont pour quelque chose vu qu'on les présente comme en désaccord avec leurs bourreaux ! "Mais qui a raison ?" demandent encore ceux dont la mauvaise foi crève les yeux. Le problème de la tolérance apparaît dans toute sa splendeur dès qu’on la voit se mordre la queue : celui qui tolère l’intolérance, (donc l’intolérable), tolère ce qu’il désapprouve et ce qui le menace. Ce n’est pas être neutre, c’est être complice : c’est accepter que le crime soit commis quand on aurait pu l’empêcher. C’est, paradoxalement, approuver ce qu’on dit désapprouver, accepter dans les faits ce qu’on refusait en théorie, donc se rendre responsable par son consentement.

Faut-il être sceptique pour être tolérant ?

On peut se répéter qu’il faut laisser toute personne maîtresse de son destin, même si elle se trompe manifestement, parce qu’il serait stupide de penser qu’un seul mode de vie soit valable pour tous. Ne faisons pas taire la personne allant à l’encontre du sens commun : elle pourrait avoir raison. En l’écoutant, chacun pourrait découvrir ses erreurs. Quand bien même elle a tort, il faut encore l’écouter pour comprendre son erreur et la confronter à des contre-arguments, ce qui permet de bénéficier d’une perception plus vive du vrai.

“La tolérance, il y a des maisons pour ça.”
CLAUDEL

Quand on sait pertinemment qu’un crime (ou ce qu’on considère comme un crime : ô subjectivité !) ne devrait pas être commis, il paraît impossible de le tolérer. Surtout quand on sait que c’est l’intolérance du criminel qui le fait agir. À la lâcheté et à la saloperie, ajoutons l’impertinence : les convictions sures ne laissent aucune place au scepticisme. Si j’ai raison, sans aucun doute ceux qui me contredisent ont tort, et je dois me défendre devant eux, leur interdire de penser comme ils pensent, d’agir comme ils agissent. Seul celui qui ne sait rien pertinemment accepte tout, en dépit du bon sens.

“J’ai le droit de vous persécuter car j’ai raison et vous avez tort.”
BOSSUET

À l’impertinence, ajoutons encore l’inconscience : l’intolérance est un moyen d’exister. ''Je me pose en m’opposant'' hurlent les existentialistes. Je ne suis une conscience qu’en dépit des autres, et qu’en leur donnant tous les torts. Il y a toujours un ego qui, en bon despote, veut obliger tout ce qui n’est pas lui à reconnaître sa valeur propre. Si tout ne peut être accepté, il convient d’imposer le respect des seules valeurs dites bonnes une fois pour toutes -les dictateurs le font très bien.
Mais que vaudrait une conviction qui ne s’opposerait plus aux autres ? Dans les faits, peut-on laisser les hommes de tous partis et de toutes religions afficher arguments ou préjugés avec toutes sortes d’humeurs ? Peut-on vraiment laisser libres les uns comme les autres d’affirmer leurs “vérités” et d’agir au nom des valeurs qu’ils défendent ? Grave question demandant qu’on pose les limites de la liberté : doit-on accepter l'embrouille causée par la diversité des opinions ? Ne faut-il réellement s’opposer à aucune ? Dans les faits c'est impossible car les jugements (ou préjugés) de certains s’opposent si farouchement aux autres qu’ils les censurent !

Il faut bien tracer une frontière entre la tolérance et le laxisme. Une limite a été fixée dès la Déclaration des Droits de l’Homme : la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres.
Bien dit, reste à faire quelque chose de cette belle phrase.

Le droit à l’erreur, le droit à l’horreur

On sait comme certaines vérités semblent au premier abord des absurdités inacceptables. C’est à force de s’obliger à supporter certains discours qu’on en comprend la teneur. Il convient de laisser l’autre agir, penser, parler, parce qu’il a peut-être raison, parce qu’il a le droit de penser, donc de se planter, ou parce que son tort peut encore nous être profitable. Le droit à l’erreur doit être revendiqué et c’est d’ailleurs pour l’exercer que nous débattons librement. Nous sommes truffés de certitudes illusoires. LA sacro-sainte Vérité, absolue et définitive, n’existe pas en morale : nous ne disposons tous que de nos vérités, avec des v minuscules. Le reconnaître, c’est enfin penser ensemble : la conscience de nos limites nous fait philosophes. Notre plus grand mérite reste pour cette raison de pouvoir nous entendre, même si cette entente est perverse. Voltaire n’a-t-il pas dit à la fois qu’il ne fallait pas de liberté pour les ennemis de la liberté... et qu’il se battrait pour que ceux qui tiennent des discours opposés au sien puissent les tenir quand même ?
En reconnaissant que nous pouvons avoir tort quand bien même nous tenons à nos principes, nous nous permettons de réfuter nos propres préjugés. Nos débats le prouvent : nous nous parlons, nous nous entendons les uns les autres, parfois même nous nous comprenons, alors que nous sommes en désaccord. Se parler, s’écouter, s’accepter, c’est déjà s'accorder… le droit à la parole !

François Housset
www.philovive.fr








Bouquins

  • ISAIAH BERLIN : Éloge de la liberté (idée que les valeurs positives auxquels tous les hommes s’attachent sont compatibles au point d’être interdépendantes).
  • JOHN LOCKE : Lettre sur la tolérance. Ne s’intéresse qu’à la tolérance religieuse, mais montre superbement l’irrationalité de la persécution : celui qui veut contraindre à croire est insensé.
  • SPINOZA, Traité Politique, chap. III, § 8 : la “souveraine puissance” elle-même est bornée, car le plus grand des dictateurs ne pourrait empêcher les hommes de penser par eux-mêmes.
  • JOHN STUART MILL : De la liberté. Combat le “conformisme engourdissant” en montrant la valeur de la diversité.









Citations

“La nature dit à tous les hommes : Je vous ai tous fait naître faibles et ignorants... Puisque vous êtes faibles, secourez-vous ; puisque vous êtes ignorants, éclairez-vous et supportez-vous.”
VOLTAIRE. Traité sur la tolérance. chap XXV (conclusion)

“S’il fallait tolérer aux autres ce qu’on se tolère à soi-même, la vie ne serait plus tenable.” Georges COURTELINE

“La tolérance est la vertu du faible.”
SADE. La Nouvelle Justine

“La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres (...) Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain.”
John Stuart MILL. De la liberté.

“Au cours des siècles, l’histoire des peuples n’est qu’une leçon de mutuelle tolérance, si bien que le rêve final sera de les ramener tous à l’universelle fraternité, de les noyer tous dans une commune tendresse, pour les sauver tous le plus possible de la commune douleur. Et, de notre temps, se haïr et se mordre, parce qu’on n’a pas le crâne absolument construit de même (sic), commence à être la plus monstrueuse des folies.”
Émile ZOLA, Nouvelle Campagne, 1897, Pour les Juifs.

“Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.”
Déclaration des droits de l’hommes, X.

“Si pour procurer à quelqu’un une certaine somme de plaisir un homme renonce pour lui-même à une somme de plaisir plus considérable, ce n’est pas là vertu mais folie ; c’est un faux calcul, car la somme de bonheur général s’en trouverait diminuée.” BENTHAM, Déontologie.

“Abraham Serfaty est le plus ancien prisonnier d’opinion du monde. Nous étions tous fort jeunes ou même pas nés lorsqu’il a été arrêté. La famille Oufkir est détenue arbitrairement depuis 1972. Répondant qu’il n’avait pas l’intention de les libérer, Hassan II aurait déclaré aux représentants d’Amnesty International, avant de les chasser du Maroc : “Chaque chef d’État a son jardin secret.” Votre jardin, Votre Majesté, j’y pisse sur les salades.”
DELFEIL DE TON, Le Nouvel Observateur, 22 mars 1990.

“Car il n'y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d’un autre.” / “Ajoutez à cela que notre entendement est d’une telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses.” / “Nous avons tous mission d’avertir notre prochain que nous le croyons dans l’erreur, et de l’amener à la connaissance de la vérité par de bonnes preuves.”
LOCKE, Lettre sur la tolérance, trad J. Le Clerc, GF, 1992, p. 169.

« Le principe de la liberté d’expression a quelque chose detrès élémentaire : ou on le défend dans le cas d’opinions qu’on déteste, ou on ne le défend pas du tout. Même Hitler et Staline admettaient la liberté d’expression de ceux qui partageaient leur point de vue… »
Noam CHOMSKY, "Plus efficace encore que les dictatures, le lavage de cerveaux en liberté". Le Monde diplomatique, août 2007






Charlie Hebdo 9-11-2011



Liens internes :






Commentaires

Bravo et merci pour ce remarquable article.
Ce soir à Marseille / Café philo au "Vin sobre" ; je pense citer un extrait de votre texte édifiant car jsutement le débat de la soirée est :
doit-on tolérer l'intolérable ?

Ajouter un commentaire

Nouveau commentaire