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L'éducation sous contrainte

Article encore en chantier (je n'ai pas encore su organiser les mille questions posées) : merci pour vos contributions qui permettront de le finaliser !


Riss, Charlie Hebdo N°1052


Education et contrainte paraissent d'emblée contradictoires, mais les faits sont là, et la question ne se pose pas que dans les CEF (Centres Educatifs fermés) : tout collège a son enceinte, son portail, tous les lieux où l'on éduque (et même les lieux de formation pour éducateurs) sont des espaces clos. L'élève n'y vient pas spontanément : public captif, il y est placé sous la contrainte imposée par l'autorité d'un "maître" (expression caduque, mais qui a l'avantage de présenter l'ambiguïté de notre problème : l'école n'apprend-elle pas d'abord à rester assis, à se soumettre ?)

"L'éducation sous contrainte" : l'intitulé semble faire passer l'éducation après ! La fonction du CEF n'est-elle pas d'isoler des jeunes dont on se méfie ? Cette défiance n'entraînerait-t-elle pas la fracture sociale plutôt que la socialisation ? Une finalité enfermante ne serait-elle donc pas vicieuse plutôt que vertueuse ? Le jeu paraît faussé si l'ambition est plutôt de neutraliser que d'éduquer ! A moins que les deux ne soient pas contradictoires, que l'un n'ait finalement pas priorité sur l'autre ?

Contrainte et forcée, l'éducation en question obligera-t-elle l'élève à devenir maître de lui-même ? Ne s'agit-il jamais que de faire entendre la raison du plus fort -celui qui enferme, l'Etat, ce "monstre froid" selon Nietzsche, qui se prétendra légitime parce qu'il est le plus fort ? Comment pourra-t-on enseigner le civisme dans tel cadre ? Si l'éducateur n'est pas convaincu de cette légitimité, comment interviendra-t-il dans une logique à laquelle il n'adhère pas ?

L'enjeu de l'éducation est la liberté.

On doit apprendre à être libre, c'est-à-dire à être autonome (se donner ses propres lois) en se disciplinant. Mais peut-on éduquer quelqu'un qui ne le veut pas ? Et pourrait-on décider de ne pas l'éduquer -serait-ce une non-assistance à personne(s) en danger ? Dans les deux cas on portera atteinte à sa liberté. Reste à savoir si l'on sait vers quoi on se donne ce droit de faire évoluer quelqu'un, pour présenter le CEF comme un moyen efficace de parvenir à une noble fin : l'école de la contention suppose-t-elle d'en sortir ou n'a-t-elle de finalité qu'elle-même ? Il va nous falloir (re)définir l'éducation : que s'agit-il d'apprendre ? Des repères essentiels ? Lesquel ? Comment ?
Si éduquer consiste à développer des potentiels, l'éducateur est là pour donner des chances, des outils permettant de s'orienter, "s'en sortir". L'éducateur a dès lors pour vocation d'ouvrir l'horizon de l'usager, l'élever vers la liberté (sans le considérer comme libre ? -occasion de se demander honnêtement si l'usager est considéré comme un sujet à part entière ou comme un "handicapé d'humanité" (Beauvoir) qui ne sera considéré comme une véritable personne qu'après avoir été éduqué, quand il sortira du CEF !?)
Développer les potentiels d'un homme suppose qu'on lui permette d'en user : c'est prendre des risques, l'autoriser à être libre. Mais quel risque peut-on prendre ou faire prendre à celui qui ne peut manoeuvrer à son gré : comment élever celui qui est arrêté, enfermé ?

Tu chercheras la liberté dans la contrainte



Eduquer dans tel cadre suppose de bien concevoir la liberté comme paradoxale : les usagers sont « condamnés à être libres » (pour reprendre la célèbre formule de Sartre). La nécessité de la contenance prouve son utilité, et réclame qu’on la prenne au pied de la lettre : c’est parce qu’ils ne sont pas libres qu’il leur faut apprendre la liberté ! Concevoir la contenace comme la condition (et non l’obstacle) de la liberté : celui qui veut maîtriser sa vie doit d’abord être maîtrisé, devenir prévisible, pour pouvoir promettre et enfin signer un contrat.

Tu commanderas quand tu sauras obéir


Le difficile n’est pas de relier la liberté à la contrainte, mais de trouver l’équilibre, quand chacun tangue, de l’élève au prisonnier, de l’éducateur au maton.

QUESTIONS :

Eduquer, est-ce assujetir ?

Y’a-t-il une éducation sans contrainte ?

Selon Hannah Arendt, l’éducation assure la survie de la civilisation : bien éduqué, le jeune est notre avenir, il hérite de notre culture qu'il renouvellera par sa capacité d’innover. Peut-on en dire autant de l’adolescent en CEF ? L’y a-t-on mis pour sauver la société ? Il y a un doute qui fait l'enjeu d'un premier débat : il n’est pas certain qu’on ait placé un adolescent là pour mieux miser sur lui. Il semble qu’on a plutot protégé la société du danger qu’il représente ! Veut-on vraiment de lui ? Veut-on vraiment faire quelque chose de lui ? De lui ? Pour lui ?

Lui mentira-on en lui faisant croire qu’il a choisi d’être là ? Le manipulera-t-on ? Comment préservera-t-on son autonomie ?

On se trouve efficace quand on prétend répondre à ses besoins, à sa personnalité singulière -n'est-ce pas un peu facile quand on la lui “révèle”, quand on la détermine voire la formate !?

L’ado est souvent conçu une chose avant d’être une personne : "il n’est pas fini”, "il s’ignore lui-même". Il est appréhendé comme "en devenir" et défini par sdes manques : à l'éducateur de dégager la statue de la pierre brute. Mais en manipulant marteau et burin, quel sculpteur considèrera sa statue comme libre ?

L'éducation prépare-t-elle l'élève à devenir sujet, faute de pouvoir le traiter déjà comme tel ? Ou bien l''éducation doit-elle considérer l'élève comme étant déjà un sujet et le respecter comme tel ?

« Que nous sert d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère ? »
Montaigne

Toute éducation est porteuse d’un projet éthique, on apprend d’abord des vertus : la patience, l’effort, l’application... au nom d’un idéal humaniste : l'éducateur ne pourrait se mettre au service de n’importe quoi...? Vraiment ? Franchement ? Osons cette question, une bonne fois, question renouvelée à chaque fois qu'un Centre d'éducation Fermé s'est "ouvert" : l'éducateur peut-il se mettre au service de n'importe quoi ?

Quel critère permettra de donner la limite où s’arrête l’éducation, où commence l’endoctrinement, le dressage ?

Eduquer, est-ce(dé)normaliser ?

Me trompè-je ? J’ai toujours cru que toute école était une école philosophique, au sens où on y apprend à réfuter des opinions : on apprend plus à penser qu’à adopter des idées déjà toutes faites. L’éducation n’est pas une normalisation, ce serait même plutôt le lieu où l’on apprend à se forger ses propres opinions. Et pourtant c’est là qu’on apprend à respecter les autres -n’est-ce pas contradictoire ?

L’éducation sous contrainte est-elle morale ?

Le premier but du CEF est-il de plutôt neutraliser qu’éduquer !?

Les CEF relèvent-ils du répressif ?
Si notre société devient plus sécuritaire, cela enlève-t-il pour autant la dimension éducative de ce type de structure ?

L'école de la contention suppose-t-elle d'en sortir ou n'a-t-elle de finalité qu'elle-même ?
Il va nous falloir (re)définir l'éducation : que s'agit-il d'apprendre ? Des repères essentiels ? Lesquel ? Comment ?

Apprendre à ne pas renverser les gens dans la rue, intégrer les codes sociaux de la vie normale, est-ce possible dans un lieu anormal?
On veut normaliser dans un milieu anormal, mais le peut-on ?

Que nous apprend l'expérience de l'impuissance éducative sur la réalité de l'éducation ?"

En quoi le rôle d’éducateur en CEF est-il un bon rôle ?

Peut-on critiquer une structure qui nous intègre ?
Si oui, comment et jusqu'à quel point ?

Quelles sont les conséquences pour l'éducateur et l'action éducative du fait de placer la liberté du sujet au coeur de la démarche éducative ?






Tout éducateur, tout enseignant même, et tout parent, se pose le problème de la contrainte : éduquer, n’est-ce pas assujettir ? Éduquer une personne, c’est l’inscrire dans un projet, la modéliser pour la transformer en ce qu’on considère comme un but : faire quelque chose de l’Autre c’est le manipuler comme une chose que l’on va transformer, qu’on ne respecte donc comme une personne à part entière. Nous pouvons agir avec une véritable bonne conscience (est-ce votre cas ?), avec les meilleures intentions, bien sûr : l’objectif visé paraît louable, mais il consiste tout de même à transformer quelqu’un, à le changer ! Sacrée responsabilité, sacré pouvoir que vous avez, que nous avons !

On porte plus aisément ce fardeau en affirmant n’avoir aucun pouvoir. On prétend qu’on ne fait qu’accompagner l’Autre, et lui concocter des programmes sur mesure pour coller le mieux possible à ses désirs. Mais tout éducateur devient juge quand il cadre : il interdit, il oblige, et dirige vers ce qu’il juge “bon”. L’adolescent face à l'éducateur est contraint à répondre à ses demandes.

Comment faire autrement ? L’adolescent qui se retrouve en C.E.F. est jeté là (quand je dis “jeté”, ce n’est pas méprisant, c’est au même sens où un existentialiste dirait que nous sommes “jetés” dans l’existence sans avoir rien demandé) pour une période transitoire, on doit l’aider à “s’en sortir” (c’est dire qu’il est pris dans un piège), partir de ce qu’il est, mais justement pour qu’il ne soit plus enfermé dans ce qu’il est : il s’agit de le libérer de lui-même ! Les psychanalystes appellent cela aliénation : osons la provocation cynique (c’est un peu notre rôle de philosophe): disons qu’on va l’aider à mieux se perdre, on va l’y contraindre, pour son bien, pour qu’il s’identifie à un personnage plus adéquat à l’injonction sociale !

L'idée qu'il puisse y avoir éducation dans un lieu "contenant" révolte tant qu’éduquer revient à aliéner. Un lieu contenant n'apprend rien d'autre qu'à s'adapter au lieu contenant. On n'apprend pas la liberté dans un lieu artificiel. Il peut pourtant y avoir des objectifs éducatifs dans un cadre contraignant. Encore faut-il définir concrètement ce qu’est un objectif éducatif. Se lever à 8h plutôt que se coucher à 6h, apprendre à faire son lit, ranger sa chambre, avoir un minimum d'ordre, de soin et de respect de son corps, oui ce sont des objectifs éducatifs. Mais apprendre à ne pas renverser les gens dans la rue, intégrer les codes sociaux de la vie normale, ce n'est pas possible dans un lieu anormal. Problème : on veut normaliser dans un lieu anormal ?





KANT :

l'éducation commence par arracher l'homme à l'animalité : discipline, dressage, elle « brise la volonté particulière » (Kant, L'Idée d'une histoire universelle, p. 17). Mais si l’économie de cette contrainte est impossible, il est clair pourtant qu'un animal dressé n'est pas un homme libre ; que la discipline, toute négative, nous délivre de l'empire des passions, mais ne nous éduque pas encore : il nous reste à nous gouverner nous-mêmes. Un homme dompté qui ne prendrait pas en main son propre destin serait une pure machine. Nous sommes donc amenés à nous poser ce que Kant appelle «un des plus grands problèmes de l'éducation». « Comment unir la soumission sous la contrainte avec la faculté de se servir de sa liberté ? » Comment, sous la direction d'un autre, peut-on apprendre à se gouverner soi-même ? « Car la contrainte est nécessaire. Mais comment puis-je (moi qui suis le maître) cultiver la liberté sous la contrainte ? »

« Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur la liberté, et en même temps, je dois le conduire à faire lui-même un bon usage de sa liberté ». L'objectif : que l'élève devienne véritablement autonome et sache régler lui-même ses pensées. «Sans cela, tout n'est que pur mécanisme, et l'homme privé d'éducation ne sait pas se servir de sa liberté. » Le maître doit savoir éviter de faire une machine, mais s'il n'use pas de contrainte, il n'éduque pas son élève et lui interdit d'être un jour libre. Ainsi, chaque “maître”, lors même qu'il impose travail et discipline, doit avoir le souci de la liberté, ce qui signifie qu'il ne faut jamais avoir peur de libérer un homme ou même un peuple quels que soient les risques. Telle est l'immense difficulté de l'éducation.

On éduque l’adolescent pour l’émanciper, le conduire à vivre par lui-même, mais cela suppose qu'il n’est pas encore libre, qu'il faut exercer sur lui un travail, le protéger des autres et de lui-même.

Première violence de l’éducation : ne pas voir l’élève comme il est, mais comme il doit devenir. Le définir par ses manques. Pour le former. Donc utiliser ce qu’il est comme matériau pour fabriquer ce que nous voulons qu’il soit.

Aucune pédagogie n’est neutre, il n’y a pas de recette, de technique éprouvée. Sinon l'éducateur n’aurait qu’à suivre un mode d’emploi -il n’a même pas encore de déontologie (à propos : ma tentative ambitieuse d'établir une déontologie de l'éducateur suit son cours : cliquez ici pour y contribuer).
Chaque éducateur s’adapte (avant d’adapter l’usager) en improvisant selon son expérience et ses valeurs -l’éducation a donc une dimension idéologique. Les moyens utilisés révèlent la valeur accordée à l’adolescent.



Peut-on se passer de maître ?

Nous avons tous été sculptés. Et nous sommes tous reconnaissants envers les artistes et artisans qui nous ont formés, informés. Ne nous y trompons pas : il y a une vraie joie à se retrouver malléable, pétri par un artisan soucieux de faire de la belle ouvrage.
Le disciple réclame son maître, qui lui transmet ses connaissances. Tout élève veut qu’on l’élève, avoir une loi qui le cadre. Jusqu’à ce que l’élève dépasse le maître...
Le but d’une bonne éducation est la disparition de la tutelle : il est nécessaire que le maître devienne superflu. Un homme devenu libre pour avoir “bien” suivi un “bon” maître, n’autorisera personne à lui donner des ordres, quand l’éternelle question du disciple à son maître est “que dois-je faire ?” L’enjeu est l’autonomie : certains ne sauront jamais marcher seuls, faute d’avoir eu un maître leur permettant d’assimiler des règles.
Il faut avoir obéi pour commander, ne serait-ce qu’à soi-même. Si nous nous permettons de trifouiller les principes de l’autorité, nous retenons moins le savoir du maître que son assurance, sa faculté d’ordonner. Pour la même raison qu’on dit “sage” le chien qui ne mord pas, on dit “bon élève” le plus discipliné. Le but recherché est la capacité à comprendre et exécuter un ordre.
L’ordre prime, c’est l’ordre qu’instaure la relation au maître. L’ordre est à la fois le commandement (du maître) et l’agencement dans l’espace (que le maître comme l’élève doivent ranger). Postulons que l’ordre vaut mieux que le désordre : de bons chefs ne tolèrent pas la pagaille; désobéir c’est amener du cafouillage quand il y a une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.

La discipline instaurée est-elle respectable ? Répondons OUI et voici la porte ouverte à la pure soumission. Répondons NON et nous voilà anarchistes (au sens propre du terme), tel Proudhon assurant que quiconque met la main sur lui pour le gouverner est un tyran, qui doit être déclaré son ennemi. Pour ne répondre ni oui ni non, nous avons distingué trois sortes de maîtres : celui qui enseigne, celui qui ordonne et celui qui excelle.
1) Magister (celui qui enseigne). L’enseignant, tel un parent, n’utilise la contrainte que pour le bien de l’élève : il est son bienfaiteur (même si cette bienfaisance est ambiguë : Aristote justifiait l’esclavage en arguant qu’il était bon pour l’esclave d’être commandé par une meilleure âme que la sienne...).
2) Dominus (maître de maison). Le chef est le dirigeant nécessaire à tout travail en équipe. Il domine, se place au-dessus de ceux qu’il commande, dont il est le supérieur hiérarchique. Sa compétence première est de savoir unir les capacités d’une équipe. Sans lui pas de synergie, de coordination, de cohésion : on ne construit pas un viaduc en laissant libres les volontés singulières des ouvriers, fussent-ils les meilleurs du monde.
3) Genius (dieu particulier à chaque homme, qui veillait sur lui dès sa naissance et disparaissait avec lui; de même chaque lieu, chaque état, chaque chose avait son génie propre). Nos “génies” les Dali, les Voltaire, maîtres de leur art, imités par des disciples enthousiastes (qui signifie porté par les dieux). Ici la soumission est passionnelle, affective, née d’une sorte d’adoption spontanée : j’aime donc je le suis... Le maître “fait” autorité parce qu’il est admirable : il n’impose rien que par la qualité de son œuvre, n’est maître de personne sinon de son art. Personne n’oserait lui donner une leçon, chacun voudrait en prendre. Il est celui qui possède les clefs et ouvre les portes, sans se soucier du troupeau qui se précipite dans les horizons ouverts.

L’homme a besoin de tuteurs, de guides, voire de garde-fous. Une bonne formation évitera le formatage, pour permettre l’autonomie. Seulement la permettre... Il faut une prétention inouïe pour dire “j’agis seul” : mieux vaut avouer que l’on a besoin d’un maître (ou mieux : de maîtres), qui ne nous maîtrise jamais totalement. Je règle mon pas sur les pas de mon père, puis de mes pairs, pour enfin marcher “tout simplement”, comme eux mais par moi-même, à force d’avoir intégré leurs démarches. J’ai grandi avec leur tutelle qui m’a élevé, j’ai l’impression d’avoir échappé à mes maîtres et suis soulagé de n’avoir pas étouffé sous leurs ordres. Mais je leur reste fidèle, ils persistent en moi comme une empreinte indélébile, ils sont une part de moi, ce caractère qu’ils ont forgé leur appartient, un sur-moi crie ses ordres à chacun de mes pas, me rappelant que quoi que je fasse il reste en moi “quelque chose” qui obéit. Cette contrainte, intégrée dans mon caractère même, est au principe de ma personnalité.

L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance.
Wittgenstein. De la certitude (160)

Alors à quoi sert cette étrange école, sinon à maintenir la paix sociale ? Y apprend-on autre chose qu’à être sage -non pas comme un homme qui aurait gagné le droit d’user de sa raison autonome, mais comme justement l’élève qu’on dit sage quand il ne dérange pas le cours ?

Les études doivent avoir pour but de donner à l’esprit une direction qui puisse permettre de porter des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui.
DESCARTES, Règles pour la direction de l’esprit.

Si l’école ne leur apprend qu’à se soumettre à l’autorité, on décrète que le savoir et le jugement sont interdits à ces défavorisés -d’ailleurs ils ne s’y intéressent pas (disent ceux-là même qui affirment savoir mieux qu’eux ce qui leur convient). Il y a une liberté qu’on ne confie pas à tous (Voltaire disait que la liberté était comme une arme à ne pas mettre dans les mains des défavorisés : “ils en abuseraient !”, et Faure prévient que, celui qui manque d’expérience et de discernement “fera parfois un usage regrettable ou périlleux, pour lui-même et pour autrui, de la liberté qui lui sera laissée”) Le problème est de savoir s’i l’on doit en conclure que la liberté de leur vaut rien, et que seule la contrainte vaut.

"Je n’aime pas l’infini, car dans l'infini on n'est pas chez soi"
Bachelard.

Que nous sert d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère ?
Montaigne

Toute éducation est porteuse d’un projet éthique, on apprend d’abord des vertus : la patience, l’effort, l’application... au nom d’un idéal humanise : l'éducateur ne pourrait se mettre au service de n’importe quoi...?

Chaque éducateur érige sa propre mesure de ce qui vaut la peine d’être transmis, ce qui le met en danger : il est son propre garant. Voilà la porte grande ouverte au relativisme ! Qui saura donner la limite où s’arrête l’éducation, où commence l’endoctrinement, le dressage ?
La responsabilité de l'éducateur est éthique avant d’être réglementaire ou juridique.

Liberté surveillée : contraindre à devenir libre ? Libérer de force ?

Apprendre à être libre, c’est, paradoxalement, apprendre à devenir prévisible. Quand on rentre dans le carcan social, on apprend à pouvoir promettre, à s’engager. Nietzche dénonce cet apprentissage comme une torture : on marque chacun au fer rouge. Il y a là une véritable souffrance, chacun se retrouve contraint à rentrer dans un moule, dans un carcan. Mais ce carcan est nécessaire pour devenir maître de soi-même. Ce n’est qu’en se disciplinant qu’on peut compter sur soi. On ne peut se connaître que si l’on sait précisément comment compter sur soi-même, en étant forcé de s’appliquer à être normal (de norma la règle). Être libre, ce n’est jamais que pouvoir faire avec la contrainte. Les autres libertés sont les libertés capricieuses de l’intempérant qui ne sait pas ce qu’il fait, qui voit le meilleur mais fait le pire.

L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté
Rousseau

Les C.E.F. relèvent-ils pas du répressif ? si notre société devient plus sécuritaire, cela enlève-t-il pour autant la dimension éducative de ce type de structure ? Une structure éducative “contenante” contraint certains jeunes à ne plus s’enliser dans ces comportements destructeurs et autodestructeurs. Cela ne relève pas d’une atteinte insupportable à la liberté et à l’éducation. Ne pas le faire, par contre, relèverait de la maltraitance. En mai 68 on taguait sur les murs : “il est interdit d’interdire”... on dira aujourd’hui qu’ Il est obligatoire d’interdire, de contenir les pulsions de certains jeunes.

Devant la grande inconnue de l’avenir, il s’agit de sculpter (comme un sportif sculpte son corps) l’existence pour assumer la totalité de ma condition. Les expériences les plus malheureuses, comme d’ailleurs les instants de jubilation, deviennent, il le faut, une opportunité pour devenir meilleur. Il ne s’agit pas ici de justifier la douleur ni les moments creux qui torturent et souvent isolent. Je suggère seulement de les mettre à profit pour qu’ils ne prennent pas le dessus. La tâche est rude, l’exercice périlleux, mais vital.
Alexandre Jollien, le métier d’homme

On voit le danger de ce type d’argumentation: les adeptes de la discipline contraignante vont se croire en droit de nous faire la vie dure “pour notre bien”; toutes sortes de sadiques et de masochistes auront trouvé la bonne voie, et il n’y aura qu’à les suivre

Répétons-le! La souffrance ne grandit pas, c'est ce qu'on en fait qui peut grandir l'individu
Alors que la jeune mère oublie allègrement les douleurs de l'enfantement, que le trophée du vainqueur fait disparaître courbatures et égratignures, les souffrances gratuites et stériles ne s'effacent jamais. Elle nous dépossèdent, nous privent peu à peu de la liberté. Ainsi, face au scandale et surtout à l'absurdité de ce qui fait mal, les Anciens convient à tout mettre en œuvre pour rendre fructueux le moment douloureux. Il ne s'agit pas de courir à la recherche du danger, ni de se vautrer dans la souffrance, mais celle-ci s'imposant d'en profiter ! Cioran donne un éclairage : "La souffrance ouvre les yeux, aide à voir les choses qu'on n'aurait pas perçues autrement. Elle n'est donc utile qu'à la connaissance, et, hors de là, ne sert qu'à envenimer l'existence.

Souffrir c’est apprendre. Mesurons l’immense douleur des enfants gâtés, ayant manqué de “bonnes leçons”, assez affligeantes pour les enfermer dans un cadre imposé. Il faut buter sur un problème pour l’aborder : s’y heur

L’école de la contention

Reste à savoir si l'on sait vers quoi on se donne ce droit de faire évoluer quelqu'un, pour présenter le C.E.F. comme un moyen efficace de parvenir à une noble fin : l'école de la contention suppose-t-elle d'en sortir ou n'a-t-elle de finalité qu'elle-même ? Il va nous falloir (re)définir l'éducation : que s'agit-il d'apprendre ? Des repères essentiels ? Lesquels ? Comment ?

certains jeunes mettent en échec notre système éducatif et dépasseront toujours nos limites

Ces mineurs délinquants multirécidivistes nous renvoient une image de nos échecs qu’il est difficile d’entendre. Ce qui nous amène à ne retenir que leur responsabilité personnelle, en occultant trop souvent les deux autres dimensions que sont la souffrance qu’ils expriment à travers leur attitude et l’incapacité de nos institutions à y apporter des réponses adaptées.

STIGMATISER ! ?

C’est ta faute, c’est ta très grande faute !

Quand l’adolescent disparaît sous l’étiquette de délinquant dangereux (de “sauvageon”, de “racaille”), quand autrui n’apparaît plus que comme le violent, le fou, le voleur, le violeur, le regard qui le chosifie en monstre est assez lourdingue pour écraser sa personnalité et ouvrir des plaies au hachoir.

Sentiment de culpabilité et névrose obsessionnelle
Freud a mis en évidence le sentiment de culpabilité. Il y voit la révolte du Moi contre la critique dont l'accable le Moi idéal. Ce sentiment est "inconscient" : sa perception ne se fait que par le biais d'idées obsédantes dont le sujet ignore les désirs inconscients qui en sont à l'origine. Le simple fait d’être placé en C.E.F. ouvre grande la porte à ce Moi idéal, juge impitoyable. On apprend au jeune à se sentir coupable, broyé par la stigmatisation.

ERREUR DU LIBRE ARBITRE. - Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du “libre arbitre”: nous savons trop bien ce que c’est - le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité “responsable”, à la façon des théologiens, ce qui veut dire: pour rendre l’humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. - Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité: la doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable . Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine - ou plutôt qu’il voulurent créer ce droit pour Dieu... Les hommes ont été considérés comme “libres” pour pouvoir être jugés et punis, -pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (-par quoi le faux-monnayage in psychologis , par principe, était fait principe de la psychologie même...). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le courant contraire , alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du “monde moral”, à infester l’innocence du devenir, avec le “péché” et la “peine”. Le christianisme est une métaphysique du bourreau...
Nietzsche, paragraphe 7 des Quatre grandes erreurs du Crépuscule des idoles

En quoi le rôle d’éducateur en C.E.F. est-il un bon rôle ? Peut-on critiquer une structure qui nous intègre ?

-L’école n’est pas une prison. On éduque des êtres-en-relation, en leur ouvrant des horizons : la structure éducative doit être large et ouverte sur le monde. Ce qui ne signifie pas qu’elle est floue : les élèves ont besoin d’être cadrés, par des éducateurs qui offrent une véritable contenance. Distinguons clairement la contenance éducative de la contention répressive : l’enfermement, c’est la contention. La contention s’impose quand les cadres sociaux ordinaires ne suffisent plus. Même si le cadre carcéral devient incontournable, il ne peut constituer un cadre éducatif. C’est la raison pour laquelle il faut introduire pour les mineurs, en complément des mesures de contention, un cadre éducatif qui aura vertu contenante. L’éducatif me semble donc complémentaire de l’enfermement, à condition qu’il s’inscrive comme finalité – et donc que l’enfermement ne soit qu’un moyen provisoire. Dans les C.E.F., « enfermé » par un effet d’annonce politique, l’éducatif est subordonné à la finalité enfermante de ces structures : le jeu est faussé.
-Si nous considérons qu’il ne peut y avoir d’éducation sans prise de risque, alors l’enfermement ne peut être éducatif (exemple de l’enfant à qui l’on apprend à marcher lien FAURE: lui lâcher la main et accepter qu’il se ramasse quelque fois, de même dans un foyer il faut accepter de laisser sortir seul un adolescent, c’est le seul moyen de vérifier s’il progresse. L’enfermer parce qu’il peut être dangereux pour lui ou pour les autres, soit, mais se donner l’illusion que l’on peut éduquer dans un lieu de contention, c’est se donner bonne conscience et favoriser l’abandon d’une politique éducative souvent plus coûteuse.
- Il y a débat sur l’idée que l’on peut faire de l’éducatif en Centre éducatif fermé. C’est un pari qui vaut d’être tenté et seuls les faits, c’est-à-dire une évaluation rigoureuse et honnête, pourront nous départager si tant est que cela soit nécessaire. ?

Certains jeunes semblent mettre en échec tout notre système éducatif et soignant, ils dépasseront toujours nos limites et, dans certaines situations, pas d’autres solutions que d’arrêter leur dérive. Il y a les C.E.F. et pour les cas les plus graves l’incarcération. Les C.E.F. ne relèvent pas de l’incarcération mais de l’éducation renforcée en milieu fermé. La dimension éducative est omniprésente dans les Centres éducatifs. Cependant la création de Centres éducatifs fermés ne doit pas nous détourner des autres actions à mettre en œuvre.

La contention est effectivement parfois une condition et non un obstacle à la liberté du sujet. Non seulement il faut que le jeune dispose d’un cadre éducatif qui garantisse son autonomie mais il faut, c’est la condition première, que le cadre éducatif jouisse d’une autonomie de pensée, d’élaboration et de conduite, qui assure l’ouverture nécessaire à l’acte éducatif. Il ne semble pas que les C.E.F. – compte tenu des conditions de leur création, du cahier des charges qui fixe leurs modalités de fonctionnement, de l’attente politique qui les presse – offrent ces conditions minimales.

Tu chercheras la liberté dans la contrainte

Éduquer dans tel cadre suppose de bien concevoir la liberté comme paradoxale : les usagers sont « condamnés à être libres » (pour reprendre la célèbre formule de Sartre).

La nécessité de la contenance prouve son utilité, et réclame qu’on la prenne au pied de la lettre : c’est parce qu’ils ne sont pas libres qu’il leur faut apprendre la liberté ! Concevoir la contenance comme la condition (et non l’obstacle) de la liberté : celui qui veut maîtriser sa vie doit d’abord être maîtrisé, devenir prévisible, pour pouvoir promettre et enfin signer un contrat.

Tu commanderas quand tu sauras obéir

Il faut apprendre (à force de s'y soumettre) que nul n'est censé ignorer la loi et que la règle du jeu doit être respectée.

Commentaires

Questionnements intéressants, je me pose ces questions sur l'ecole d'aujourd'hui. Un livre à lire , La fin de l'éducation? Commencements...de Jean-pierre Lepri

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