Je rencontre donc je suis.
Par François HOUSSET | Les Textes #185 | commenter | |
JE.
Si je ne suis pas en relation, je suis en manque de l'être et je ne suis donc pas vraiment présent. Pas entier. Pas fini. Même si je le prétends. Je fais semblant d'être là ! Je me sens vide. Absent. Je suis "en stand by". En attente d'être... avec quelqu'un. Qui n'est pas quelconque. Qui m'importe plus que tout au monde. "Ma moitié" me permettra d'être moi-même. Si et seulement si je la trouve. Où est-elle ? Il me la faut MAIN-TENANT !
VOUS.
Souvenez vous. Vous avez été plusieurs ! Comment expliquer, sinon, cette sensation de manque qui vous étreint dans votre solitude ? Il vous manque quelque chose. Que vous avez eu. Ce quelque chose, aussi bizarre que cela puisse paraître, c'est à la fois l'Autre… et vous-même. C'est leur relation. Elle fait de vous un Homme. Avec un grand H. Vous êtes un être-en-relation. Si et seulement si vous jouissez de ce lien. Sinon, pauvre de vous !
Souvenez vous, dit Aristophane, dans Le Banquet de Platon : vous avez été complets. Avec un S. Car vous étiez deux. Vous aviez deux têtes, deux sexes, quatre bras et quatre jambes. Si, si. Vous ne vous en souvenez pas ? C'était il y a très longtemps, mais tout de même… Allez, un petit effort, la mémoire va vous revenir ! Comment peut-on l'oublier ? Peut-être votre conscience n'a-t-elle pas supporté un certain traumatisme refoulé dont le souvenir réveillerait une souffrance intolérable ? On ne vous a donc pas raconté l'histoire, votre histoire ? Bon, je vais vous faire une piqure de rappel, mais il va falloir être fort car ce ne fut pas une expérience très agréable. Zeus vous a arraché une partie de vous-même : deux pattes, deux bras, une tête, un sexe, rien que cela. Ne sentez-vous donc plus cette déchirure au fond de votre être, cette plaie béante qui vous fait hurler votre manque d'une partie de vous-même ? Oui ça pique. Vous vous rappelez enfin ! Zeus vous a divisés en deux, pour vous punir d'avoir voulu vous élever à la hauteur des dieux :
Je crois avoir trouvé, dit Zeus, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c'est de diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux : par là, ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, ce sera d'augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement.
Platon, Le Banquet, Le Banquet, 190 b – 193 e
Inconsolable de cette perte immense, vous voilà esseulé, cherchant sans cesse votre moitié (oui, l'expression vient de là), désespérément, pour vous reconstituer enfin dans votre intégrité.
L'histoire est absolument vraie, n'en doutez pas, ô mécréants ! La mythologie est juste. Elle tape en plein dans le mille. Elle illustre parfaitement l'espoir que chacun nourrit de rencontrer l'Autre. Avec un A majuscule, mérité. Il faut le retrouver. Cet Autre, ou plutôt la relation avec cette partie de soi perdue, est indispensable pour s'épanouir, s'accomplir, autrement dit être, pour de vrai, un être humain digne de ce nom. L'Autre est la condition de cette belle humanité, mythique, perdue. Voilà qui justifie mille et une quêtes éperdues.
Comment expliquer tant de passion sinon ? Nous sommes en manque de... ce dont nous avons été privés : notre intégrité. La preuve : ceux qui font une belle rencontre s'exclament : "je me suis trouvé, enfin !"
VOUS & NOUS.
Trop tard pour faire des reproches à Zeus : ce dieu aussi est mort -vous devez vous en souvenir, tout de même, il y a eu un terrible déicide il y a une vingtaine de siècles, la plupart des dieux nous ont quitté ! Zeus n'est plus, et c'est bien fait, mais son acte terrible nous fait encore gémir, nous en sentons encore la marque en nous. La plaie peut bien guérir, la cicatrice reste. On nous a enlevé notre moitié puisque ça n'est qu'en établissant une relation avec autrui que l'on se retrouve enfin soi-même.
Mieux vaut que cette relation soit belle pour qu'on se trouve beau ! Une retrouvailles avec soi-même, c'est un grand moment de joie pure. Sinon, c'est déjà une belle tentative. Nous rencontrer nous rend beau. Nous n'étions rien avant de nous contempler, nous nous découvrons avec le ravissement du nouveau-né.
JE & ON.
La quête de cet Autre nous fait jeter nos filets sur la toile : parship.fr, edarling, meetic, Gleeden, Ashley Madison…Je "réseaute" donc je suis... Que faire de toutes ces prises ? A quel critère reconnaîtra-t-on qu'on a trouvé la femme ou l'homme de sa vie ? Quelle garantie aura-t-on qu'il ne s'agit pas d'une rencontre sans lendemain ? Le lendemain seul nous le dira. On dit souvent qu'une rencontre est aventureuse : on s'y risque soi-même en s'abandonnant à l'autre. Or cela n'est pas tout à fait vrai : on n'y risque rien, en fait, puisque sans l'autre on n'est pas soi-même. On ne risque que d'exister.
L'amour fusionnel menace les deux parties sous l'emprise l'une de l'autre, et cette menace est vitale : la relation à l'autre est nécessaire à toute existence.
Cessons de nous plaindre que l'Autre nous limite, nous nie, nous contraint à changer, quand seule l'espérance de nos retrouvailles nous laisse l'espoir de nous reconstituer enfin.
Citations
La rencontre nous crée : nous n’étions rien -ou rien que des choses- avant d’être réunis.
Bachelard. Préface à Je et tu, de Buber
Dire « je » signifie que l'on se veut sujet de ses actes qui sont agis par « moi », le corps, objet pour les autres, certes, mais aussi pour le sujet de ce dire, dans une acceptation délibérée devenue le plus souvent inconsciente de la relation désir-corps.
Dolto. Le sentiment de soi.
L’amour a la vertu de dénuder non pas deux amants l’un en face de l’autre, mais chacun des deux devant soi-même.
Cesare Pavese Le métier de vivre (1952); Gallimard.
Ressentiments, amertume, solitude, honte, le tout finit par sécréter une carapace bien solide qui achève d'atrophier la sensibilité. "Protège-toi! Blinde-toi !", voilà le cri du cœur meurtri. Rassuré, me voici bientôt autiste, sous une carapace. Dans ma forteresse vide, imperméable à la tendresse, je demeure insensible à la blessure, à la moquerie. À trop vouloir fuir la méchanceté, la cruauté de certaines rencontres, je me coupe de l'affection, d'un réconfort. En me protégeant à l'excès des regards qui condamnent et humilient, je finis par fermer aussi les yeux qui aiment."
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 46
...Crise qui s’accompagne chez le sujet d’une sensation d’euphorie très active, d’une reprise très marquée de l’activité de relation, (...) enfin autre stade : suractivité très marquée des fonctions génitales, à tel point qu’il n’est pas rare d’observer chez les mêmes malades auparavant frigides, de véritables “fringales érotiques”. D’où cette formule : “Le malade n’entre pas dans la guérison, il s’y rue !” Tel est le terme magnifiquement descriptif, n’est-ce pas, de ces triomphes récupéraifs...
Céline. Voyage au bout de la nuit
J’ai l’intime conviction que la relation aux autres êtres - nos compagnons de voyage - est l’élément à la fois le plus mystérieux et le plus significatif de notre vie personnelle et en définitive de toute l’évolution cosmique.
Hubert Reeves L’espace prend la forme de mon regard.
Que vous dire ? Vous contenez un peu de cette essence mystérieuse qui fait pour moi tout le prix de la vie et faute de laquelle j’ai désiré mourir. Amour ? Amitié ? Qu’importe le mot ? C’est un sentiment tendre et profond, un grand espoir, une immense douceur
André Maurois. Climats II, 4.
L’amour, c’est quand on aime quelqu’un et qu’on le perd. Et qu’après on le retrouve.
Bernard Werber. La révolution des fourmis.
“Car l’amour espère toujours que l’objet qui alluma cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre : illusion que combattent les lois de l’amour.”
Lucrèce. De la nature IV.
J’ai trop de véritable amour pour avoir un seul grain d’amour-propre. je ramasse mon bonheur partout où je le trouve : à tous les coins de rue, et à toutes les bornes, à midi comme à minuit; je le quête et je le mendie, sur tous les tons et avec la plus lamentable persévérance; ... mon ambition est de mourir pour vous.”
Lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo (automne 1851)
“Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à un « phénomène de masse ». Ceci veut dire, en première approximation, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous-mêmes sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à développer par cette union un surcroît de conscience - conformément à la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens profond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés, - l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous compléter."
Pierre Teilhard de Chardin Sur le bonheur
“Sur le trottoir on le bousculait ; il pensa encore : “je ne me fâcherai pas. Je suis semblable au père d’un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison.” Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d’entre eux qui promenaient à petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait à l’isolement des gardiens de phares.”
Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit
“L’amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure.”
Spinoza. Éthique IV, définition des affects, VI.
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