Être maître de soi implique de se faire également esclave de sa propre volonté. Pour maîtriser les autres il faut montrer une volonté si ferme que d’autres s’y conforment. On constate alors toute la valeur de l’exemplarité : dans Le fil de l’épée, De Gaule montre comme les grands chefs ont gardé sur eux-mêmes une emprise impressionnant les soldats. Alexandre a maintenu sous sa coulpe des armées indisciplinées et épuisées, sa maîtrise de soi avait valeur d’exemple, servait de modèle pour tous. Celui qu’on imite par admiration, celui dont on souhaite acquérir la maîtrise, celui-là nous possède mieux que le maître le plus dominateur : nous lui offrons de bon gré notre volonté même.



Épictète est esclave. Épictète n'est d'ailleurs pas son vrai nom : epiktetos signifie homme acheté. Et pourtant il reste maître de lui-même. Quand son maître Epaphrodite lui met la jambe dans une machine infernale, il ne lui appartient pas pour autant : il est libre, quoique son maître fasse. Le maître tortionnaire s’acharne à le faire souffrir pour obtenir son assujettissement : il serre l’étau. Épictète s’en moque, et l’avertit simplement : “si tu continues, tu vas me casser la jambe”. Un grand CRAC retentit : les os ont cédé. Épictète, tranquille, lui dit : “tu vois, je te l’avais dit !” Que peut-on ordonner à un homme ayant une telle maîtrise de soi ? Épictète sera affranchi.

Des Mandela, des Gandhi, montrent une telle force intérieure, un parcours privé si exemplaire, que leur soumission devient inconcevable. On les veut comme maîtres.
Se faire maître, ce n’est pas rien ! “Ne commandez que quand vous saurez obéir”, disait Solon : il faut commencer par servir. L’esclave apprend à dominer la nature, soi-même, ses propres sentiments, quand son maître, en ordonnant, apprend... à ne rien faire. L’humiliation de l’ego , la rigueur et la fermeté qu’on a avec soi-même pour faire “quelque chose” de soi change le rapport au monde. On s’accorde moins de défaillance (et même on réclame que les autres aussi deviennent plus forts) : on se fait modèle. En devenant dur pour soi on devient dur pour les autres. Faire l’effort de se brimer soi-même pour se discipliner, implique de souhaiter “le même mal” aux autres.
La maîtrise des autres paraît amorale au premier abord : rendre les autres conformes à notre volonté implique de les considérer comme des moyens. La morale commence de toute façon avec l’humiliation de l’ego : c’est au nom de la communauté que je sacrifie ma petite personne, soumise dès l’abord à la société qui lui a donné son cadre. Il y a une sorte d’aliénation collective nous soumettant tous aux mêmes impératifs. Dominer les autres peut revenir à se désaliéner d’eux parce qu’enfin on se possède soi-même. Se maîtriser soi est absolument nécessaire pour accéder à l’autonomie. L’enfant apprenant à faire pipi tout seul est réellement plus fort après cet apprentissage difficile, il est moins dépendant. L'autonomie s'acquiert, il faut se dominer, pour ne pas être dominé.

Combien de “petits chefs” sont dominés par leur propre violence ?
Se maîtriser implique d’abord de s’arracher l’envie de maîtriser les autres. Après avoir montré qu’on est exigeant avec soi qu’on pourra se montrer exigeant avec d’autres -et ces autres souhaiteront goûter cette exigence salutaire. Il aura fallu commencer par se vaincre, non pas aussi bêtement qu’un tyran soumet de faibles volontés sans se soucier d’elles : seule la véritable connaissance de soi permet le contrôle de soi. "Connais toi toi-même et tu connaîtras le monde". Maîtrise toi, apprends à te servir toi-même, et tu te servira du monde.

François Housset

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CITATIONS


“Le maître d’un homme, c’est celui qui a le pouvoir de lui accorder ce qu’il désire, de lui enlever ce qu’il refuse ; celui donc qui veut être un homme libre, qu’il ne désire rien, qu’il ne repousse rien de ce qui dépend d’un autre ; sinon il est esclave, c’est inévitable.” Epictète. Manuel. XIV

“Il n’y a pas d’âme si faible qui ne puisse avec une bonne direction acquérir un pouvoir absolu sur ses passions.” ,Descartes, Traité des passions.

«L’illusion de la liberté vient de la conscience de notre action et de l’ignorance des causes qui nous font agir.» Spinoza, Éthique II, prop. 35, scolie

«Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme (...) Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ?» La Boëtie, Discours sur la servitude volontaire

“Si vous êtes moral vous obéissez à la société. Si vous êtes immoral vous vous révoltez contre elle mais sur son terrain, où l’on est sûr d’être battu. Il faut être ni l’un ni l’autre : au-dessus.” Sartre. Lettre à Simone Jolivet, 1926.

“Ce qu’on appelle le “libre arbitre” est essentiellement le sentiment le sentiment de supériorité qu’on éprouve à l’égard d’un subalterne. Vouloir, c’est commander en soi à quelque chose qui obéit ou dont on se croit obéi.” Nietzsche. Par delà le bien et le mal. Chap.1, §19.

“L’homme qui obéit à la violence se plie et s’abaisse ; mais quand il se soumet au droit de commander qu’il reconnaît à son semblable, il s’élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société ; car qu’est-ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?” TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique





Les Entretiens d'Épictète et les Pensées de Marc Aurèle sont deux livres que l'on ne voit pas souvent aux vitrines, peut-être parce que le public les rafle aussitôt. Livres des temps nouveaux, jeunes aujourd'hui et dans tous les siècles, ils furent et seront toujours le bréviaire des esprits indociles. « Je suis du monde », disait Épictète. Livres révolutionnaires, dans le sens le plus profond. Non point, direz-vous, mais plutôt manuels de résignation, bons pour les vieux et les malades. C'est ce que je ne crois polnt du tout. La sagesse catholique a imprimé sur ces livres redoutables la marque qui leur convient l'orgueil. Il s'y trouve à chaque page le refus de croire et la volonté de juger. Oui, tout est laissé à César; ce corps faible et misérable est laissé à César; et presque jeté; mais la liberté de nier, d'affirmer, d'estimer, de blâmer est sauvée toute. Jamais la résistance d'esprit ne fut plus dépouillée de moyens étrangers; et, par une conséquence immédiate, jamais César ne fut mis plus nu. Car sur quoi règne-t-il ? En apparence sur ces corps qu'il tire et pousse; en réalité sur des esprits faibles, qui ne savent point obéir sans approuver. Aussi César cherche l'approbation, il ne cherche même que cela; c'est l'esprit qu'il veut tenir. Mais comment ? Par ses gardes et par ses menaces ? Cela fait rire. Dès que le plus faible des hommes a compris qu'il peut garder son pouvoir de juger, tout pouvoir extérieur tombe devant celui-là. Car iI faut que tout pouvoir persuade. Il a des gardes, c'est donc qu'il a persuadé ses gardes. Par un moyen ou par un autre, promesse ou menace; si les gardes refusent de croire, il n'y a plus de tyran. Mais les hommes croient aisément ? Ils soumettent leur jugement aux promesses et aux menaces ? Nous ne le voyons que trop. Ce n'est pas peu de dissoudre d'abord cette force politique, qui se présente à l'esprit sous les apparences d'une force mécanique. Toute puissance politique agit par les esprits et sur les esprits. Les armées sont armées par l'opinton. Dès que les citoyens refusent d'approuver et de croire, les canons et les mitrailleuses ne peuvent plus rien.
Mais quoi ? Faut-il donc que je persuade à mon tour ces hommes épais qui forment la garde ? Non. C'est commencer mal. Commence par toi-même; car je te vois aussi épais qu'un garde, et aussi pressé qu'un garde d'adorer ce qui peut te servir ou te nuire. Oui, ta propre faiblesse, tu la renvoies au mâître comme un attribut de force; c'est ta propre lâcheté, mais plutôt ta propre naïveté, qui en lui te fait peur; et cette peur tu veux la nommer respect. Qui que tu sois, tu fais partie de la garde; ce mercenaire, qui est toi- même, commence dans le plus grand secret à éveiller ou à réveiller son lourd esprit. Ou'il découvre cette vérité étonnante et simple, c'est que nul au monde n'a puissance sur le jugement intérieur; c'est que, si l'on peut te forcer à dire en plein jour qu'il fait nuit, nulle puissance ne peut te forcer à le penser. Par cette seule remarque la révolte est dans la garde, la vraie révolte; la seule efficace. César tremble en son intérieur lorsqu'il se dit que toutes les menaces et tous les bienfaits n'ont peut-être pas encore assuré la moindre croyance dans cet homme froid, obéissant, impénétrable. Avant d'apprendre à dire non, il faut apprendre à penser non, il faut apprendre à penser non. Si donc vous apercevez parmi les livres nouveaux ce rare Épictète à couverture bleue, faites comme j'ai fait hier ; rachetez l'esclave.
Alain Propos 352, 3 février I923.









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