Prenons pour fou celui qui perd le contrôle de lui-même. Tout homme, aussi sage soit-il, peut dire “je suis un peu fou” en constatant qu’il y a une logique qui le dirige à son insu et qu’il est impossible de la contrôler complètement : "tant pis" !?

C’est faire preuve de lucidité que de se reconnaître fou. Jusqu’à un certain point (difficile à déterminer tant les critères sont flous), sage est l'homme disposant d'assez de présence d’esprit pour ne pas s’accrocher obstinément à sa raison défaillante. Il faut bien se baigner dans des délires collectifs : à quoi bon garder la raison si le monde est fou ? C’est lourdingue d’essayer d’avoir raison sans arrêt. D’où l’envie d’accorder à l’intelligence son repos, et éprouver la “sagesse d’être fou”... Il peut être opportun de larguer les amarres pour atteindre une sérénité inatteignable sinon. Comment “faire le fou” sans être fou ? Doit-on choisir entre donner un sens à sa vie ou une vie à ses sens ? Ce bonheur que l’on peut éprouver, fugacement, à “être fou”, est-ce que demain nous l’aurons encore ? Comment rationnellement opter pour la folie !?



La vraie folie (la véritable perte du contrôle de soi) est involontaire. Elle n’est pas souhaitable : elle tombe sur ses victimes. Parce que le fou dérange, il est marginalisé, enfermé, drogué, attaché... malgré lui donc dans la douleur. Il faut se méfier de la séduction bourgeoise de la folie, celle du fumeur de joint occasionnel par exemple. On voudrait une folie relative, perdre "juste un moment" ses repères pour vivre l’aventure, mais en gardant les moyens de revenir au port, sans que les autres nous perdent : on voudrait se perdre “un peu”, s’autoriser à sortir seulement parce qu’on sent qu’on va revenir. On veut la démesure... mais normalisée !

Est-ce qu’il n’y a pas un grand leurre qui fait que tous les matins on met un petit masque pour s’enfermer huit heures dans un délire qui n’est pas le notre ? L’absurdité de la vie et du monde détermine notre envie de changer de peau, de vie, de monde... Et quoi de plus exotique que la folie, et quel plus grand voyage ? Tout homme rêvant d’un ailleurs est attiré par l’anormal, l’incongru, l’incohérent même : si la raison est lourde à porter, il doit être bon de ne plus être “une chose qui pense”.

“Il me faut du nouveau, n’en fut-il point au monde” : voilà le mythe de ce qu’on ne connaît pas, qu’on n’expérimente pas. On veut “partir ailleurs”, même si le voyage est sans retour, pour un ailleurs forcément plus beau, plus sage, plus fort... Illusion : au-delà de ce désir trouble se trouve le danger réel de faire un simple pas de coté. Le sens de la vie est en jeu, et la réalité a ses règles indépassables. Ne plus les respecter revient à perdre conscience : perdre les pédales et éprouver l’horreur de ne plus exister.



Candide, reviens !

La sagesse est misérable : elle ne se supporte pas elle-même. On prétend que le sage saurait se faire des représentations adéquates de la réalité, s’adapter à son environnement, vivre en harmonie dans la Cité. Mais alors sa raison lui commande de respecter les lois et coutumes, aussi abracadabrantes soient-elles. On doit se mêler aux délires collectifs de la société dans laquelle il faut bien s’insérer. Un certain délire est exigé dans notre monde si “fou” qu’il serait sage d’abandonner une fois pour toute notre prétention à être “sage”.

“Sois raisonnable”, dit-on à celui qui ne respecterait pas les codes :. "Sage” celui qui respecte des règles imposées, règles qui empêchent la totale maîtrise de soi. Ces règles sont souvent au principe d’un système pervers et destructeur, qui révulse l’”honnête homme” voulant raison garder. “Sage” est le bon toutou qui obéit sans réfléchir, au doigt et à l’œil. “Sages” les citoyens qui suivent aveuglément les règles prescrites : l’ordre règne, dormez braves gens, tout est normal. Mais alors il devient anormal d’oser penser par soi-même. Le mot grec norma désigne la règle que l’on suit pour tracer un trait, et qui permet de marcher droit : sont dits “normaux” ceux qui marchent en troupeau organisé. En clair, il devient normal d’être aliéné !

Et quoi de plus normal ? Le besoin des autres étant fondamental, avoir une identité revient à s’identifier, nous sommes tous des “êtres en relation”, nous aimant “à la folie” (on ne dit pas “aimer à la sagesse”), prêts à délirer, pourvu que ce soit de concert !

Délirer tous ensemble, passe encore : ce n’est pas encore éprouver l’isolement du véritable fou qui perd le “sens commun”. Don Quichotte se prétend chevalier dans un monde où les règles de chevalerie n’ont plus cours. Dans le monde de ce fou solitaire, l’honneur ne vaut plus, remplacé par l’or : le sens des valeurs est prescrit par l’époque. Mais Don Quichotte est libre... libre de délirer hors de son temps, en pensant par lui-même et en se réfugiant dans des valeurs dépassées. Envers et contre tout, Don Quichotte se dérègle, refuse que la valeur soit l’or : il veut garder l’honneur... alors que les jeux sont faits.

Seule issue : attaquer des moulins !

François Housset
www.philovive.fr






Pistes pour cogiter encore et encore:

-Foucault Histoire de la folie : ont été dits fous les créditeurs, les débauchés... tous les asociaux.

-Weil, Philosophie de la morale, I 12 c: personne n’est obligé de penser, on est libre de choisir arbitrairement, de s’orienter comme on le désire dans un monde où le choix est particulièrement riche. Il est plus difficile et moins amusant d’être raisonnable. On peut protester contre la raison (en toute sécurité: personne ne peut argumenter contre qui refuse l’argumentation), mais on ne peut pas fonder la déraison sur la raison même.





Citations

“Il agit à contretemps, celui qui ne sait s’accomoder des choses telles qu’elles sont, qui n’obéit pas aux usages, qui oublie cette loi des banquets: “Bois ou vas-t-en!” et qui demande que la comédie ne soit pas une comédie.”
Erasme. Éloge de la folie. XXIX

“La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surprennent.” “Les hommes sont si nécessairement fous qu’il serait fou, par un autre tour de folie, de n’être pas fou.”
Pascal. Pensées (414)

“Il y a moins d’inconvénients à être fou au milieu des fous, qu’à être sage tout seul.”
Diderot. ''Supplément au voyage de Bougainville

“Ah! Donnez moi au moins la démence, puissances célestes! La démence, pour qu’enfin je croie en moi-même! Donnez moi le délire et les convulsions, les illuminations et les ténèbres soudaines, terrifiez moi par des frissons et des ardeurs tels que jamais mortel n’en éprouva, des fracas et des formes errantes, faites moi hurler et gémir et ramper comme une bête: mais que j’aie foi en moi-même! Le doute me dévore, j’ai tué la loi, je suis le dernier des réprouvés. ”
Nietzsche Aurore Aph 14

"L'originalité" profonde de l'homme est d'être un animal doué de déraison"
Jacqueline RUSS, Savoir et pouvoir tome 2 page 46).

"On ne peut plus opposer... raison et folie... l'homme est fou-sage"
Edgar MORIN, Le paradigme perdu, la nature humaine, page 127 Le Seuil

" C'est avec les gens intelligents qu'on déconne le mieux. "
Frédéric Dard .

“L’ennemi est un con, il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui”
Desproges

Crainte absurde ? Certes; mais vit-on ailleurs que dans la forêt de ses folies mal guéries de l’enfance ? A-t-on déjà vu un être humain exister autrement qu’à travers l’opinion cinglée qu’il se fait du réel ?
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.





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