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Justifier la violence

“VIOLENCE : force brutale exercée contre quelqu’un”. Violents, les dictateurs, les tueurs, mais aussi les cyclones... et nos nerfs.

C’était prévisible : le débat a commencé par un malaise. Nous n’allions tout de même pas justifier l’injustifiable, légitimer ce qui n’a aucune légitimité ! Notre mauvaise foi aurait préféré penser la paix, l’amour, etc. : de bons sentiments enfin ! Et puis la violence ne pouvait qu’être constatée avec désenchantement : la justifier paraissait pervers ; il ne fallait pas lui donner raison, se complaire à évoquer par exemple notre cruauté, notre envie de vaincre...

L’enjeu de ce débat, c’était notre liberté de ne pas faire de la violence une chose gratuite. Mais les premiers arguments montrèrent notre amoralité et notre goût pour la force brutale : sans aller jusqu’à dire qu’il nous fallait une bonne guerre, nous observâmes la violence comme un réveil salutaire. Rien de tel qu’un “bon” coup de fouet. Même la force du respect ne s’explique que par une brutale humiliation de l’ego. C’est immoral ? Le sujet du débat imposait de JUSTIFIER la violence, c’est-à-dire d’en donner les causes (et non pas de rendre justice). On pouvait aussi la légitimer avec un fondement juste, mais celui-ci restait à trouver. Expliquer la violence, la justifier, ne devait pas revenir nécessairement à lui donner raison. Les justifications furent nombreuses et semblaient aller de soi : “il faut être agressif pour subsister”, “naturellement, tout le monde défend son territoire” ; “ce sont les dominants qui profitent”... et qui transmettent ou imposent une culture de dominants ; “la loi du plus fort est toujours la meilleure”, de Darwin à La fontaine, jusqu’à notre sacro-sainte logique de compétition. Tout est violent : le monde est violent du simple fait qu’il existe sans se conformer à ma volonté. C’est révoltant, chacun éprouve le sentiment d’une folle injustice : le monde a tort, il faudrait le soumettre à ma volonté. Aussi folle puisse paraître cette ambition, elle est salutaire : refuser la violence c’est refuser la réalité, exister (du latin ex sistere : se tenir en dehors, envers et contre tout). Il y a toujours des rapports de force, des obstacles à surmonter. Ne reste plus à la raison qu’à distinguer la violence naturelle et la violence délibérée. La violence est primaire, naturelle. Des causes inconscientes, des pulsions d’agression poussant à nuire, détruire, humilier, déterminent chacun. Pathologiquement. La société en rajoute : la délinquance, la criminalité, répondent à la violence sociale de la misère, du carcan, de l’oppression et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Quand ce n’est pas naturel, c’est socio-économique, c’est politique. La violence n’est pas un fait brut, mais un regard sur le monde.On taxe de violence le fleuve qui emporte tout, mais pas les rives qui l’enserrent.

La faute à l’autre ! C’est lui qui a commencé. Il est insupportable : l’Autre n’est pas respectable. “J’ai le droit de vous persécuter parce que j’ai raison et que vous avez tort” disait un Bossuet excédé. La reconnaissance d’autrui réclame un affrontement, aussi symbolique et ritualisé soit-il. La violence est un moyen d’exister. “Je me pose en m’opposant” clame tout existentialiste : l’ego, en bon despote, veut obliger tout ce qui n’est pas lui à reconnaître sa valeur propre.

Se craindre pour se respecter ! ? Que faisons nous ensemble à vivre si paisiblement, quand nous ne sommes que des brutes ? Tout pouvoir est contrainte, et un gouvernant ne gouverne qu’en tant qu’il oblige. Paradoxalement, le pouvoir n'est légitime que parce qu’il a la force pour lui. Dans les pires dictatures comme dans les meilleures démocraties, c’est sous la menace (une menace souvent réclamée) que les citoyens obéissent aux lois, et non en vertu de leur bonne volonté (idéale !), tremblant devant les “gardiens de la paix”, et rassurés de trembler (“si je tremble, moi qui suis innocent, les hors-la-loi doivent mourir de peur !”). Nous vivons dans un État où les sanglantes répressions sont assez rares pour paraître anormales. Mais la répression est-elle mesurée parce que nous sommes de “bons citoyens” n’ayant pas à être contraints ? Devons nous supposer qu’au contraire nous sommes si bien contraints que l’ordre règne seulement parce qu’il nous camisole "bien" ? Agissons nous pour le bien, ou bien n’osons nous pas désobéir par peur des représailles ? Quelle bonne âme aurait assez de civisme pour éviter toute faute sans que “la peur du gendarme” l’y contraigne ? Si c’est bien la peur qui fait le citoyen respectueux (aussi douce et invisible soit la menace qui le tient dans le droit), Foucault avait raison : c’est bien à la condition de masquer une part importante de lui-même que le pouvoir reste tolérable, parce que tout pouvoir est, par nature, violent. Si la crainte est effectivement nécessaire, si aucun pouvoir ne peut s’en passer, c’est la force qui fait le droit. Alors nous apparaît toute la perversion de ce qui est censé rendre un pouvoir légitime. Le respect que nous feignons devoir à l’autorité n’a rien d’une vertu morale, nous ne sommes jamais que tenus en respect comme des bêtes féroces menacées par leur dompteur : l’ordre qui règne ne fait pas appel à la bonne volonté quand il impose le respect. Tout au contraire d’une adhésion intime, il est un affront brutal, et bientôt à main armée. Dès lors, la violence est imminente. On a beau jeu d’évoquer le civisme, la ferveur de l’âme et sa foi la plus profonde, quand il ne s’agit que de la fureur d’un pouvoir exerçant sa force. Si nous voulons approcher l’énigme de l’incroyable force du respect que nous avons pour l’Autorité avec un grand A, il faut tenter de remonter à ce qu’a été l’action primitive du respect, avant son état accompli. Autrement dit, il faut régresser à la genèse du sentiment, retrouver la situation dans laquelle la soumission au pouvoir en place n’est pas du tout une noble et belle idée, mais en chair et en os une puissance fauve qui en effet nous force absolument. C’est ce qui arrive lorsque parfois nous sommes déchirés entre un désir irrépressible et une défense irrésistible. L’envie terrible d’attenter au “bien public” bute contre l’effroi terrifiant qui paralyse notre impulsion. C’est ainsi que l’ignominie de certaines concupiscences rencontre un absolu interdit dans ce qui est pourtant la plus vive excitation. Alors il faut bien dire que le sentiment du respect procure en effet l’extrême sensation glaciale d’un revolver sur la tempe ou d’un rasoir sur la gorge : le pouvoir en place est un pouvoir sur nous, il nous tient bel et bien, physiquement, en respect, car nous sentons parfaitement que le passage à l’acte serait notre mise à mort sociale, morale, mentale, ou physique. C’est ainsi que tourne court l’envie folle de transgresser ce que le pouvoir nous impose de respect. Car la force du pouvoir n’est pas seulement dans ses armes, elle est aussi dans nos âmes. La transgression, c’est-à-dire le viol de l’humanité, nous assure la peine capitale de nous en exclure. La transgression ferait de nous un animal épouvantable, et qui ne pourrait plus vivre en sa conscience perdue. Rien donc n’est plus absolument violent que la contrainte du respect, contrainte par corps dans un extrême rapport de force. La soumission du désir au devoir se fait sous la menace. L’obéissance à la loi est un impératif, un gibet qui nous promet de finir au bout d’une corde si nous ne faisons pas preuve de docilité. Il n’y a pas de demi-mesure : l’abus est nécessaire. Ainsi, ce que dans nos passions les plus morbides nous disons et nous souffrons plus fort que nous, trouve un maître encore plus fort, mieux armé et entraîné : la puissance du respect doit être insurpassable, pour que les humains vivent ensemble. Ils ne se supportent que parce que tous sont inévitablement soumis à cet absolu pouvoir de contenir ce qui, sinon, serait incoercible.


François Housset

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BOUQUINS

ARISTOTE, Politique. Livre 3, chap. 17 : “par nature, les hommes sont destinés à être gouvernés despotiquement”

ARISTOTE, Rhétorique III 1378b : explique la colère et le “mouvement violent” de celui dont on dirait qu’il a la haine : “un sentiment allant contre la nature d’un être et s’imposant à lui”. Comme une passion, la violence s’oppose de l’extérieur au mouvement intérieur d’une nature. Si l’homme est libre, la violence est une contrainte s’opposant à sa volonté. Mais pas s’il est conditionné...

HOBBES, Leviathan. Une souveraineté ne se partage pas, elle est nécessairement une et indivisible, supérieure et extérieure au peuple, implacable donc efficace. Les citoyens se soumettent à ce monstre.

ROUSSEAU, Contrat social, livre I, chap.III : “Du droit du plus fort” Le plus fort n’impose sa domination au plus faible qu’autant de temps qu’il est le plus fort.

NIETZSCHE, Généalogie de la morale : nous ne sommes jamais sortis de la vengeance, nous n’arrivons qu’à l’accomplir avec plus de subtilité. Notre culture est une culture de vengeance, et rien n’est pire que de croire qu’on se venge de la violence. Qui n’a jamais connu -tout civilisé qu’il soit- le désir de brutaliser ? Qui n’a jamais souffert de cette violence qu’aucune justice positive ne peut réparer ? Pour Nietzsche, le but de la justice est d’entretenir en chacun de nous le sentiment d’une douleur qui ne pourra jamais être réparée. Nous gardons tous le sentiment que justice n’est pas faite. Certaines injures ne sont pas lavées (au niveau personnel comme social). Pervers et de mauvaise foi, le but du droit positif est d’entretenir la nostalgie du bon vieux temps de la vengeance. Toute justice repose sur la cruauté : l’origine de nos rapports, c’est la guerre, et toute douleur fait plaisir à quelqu’un.

Simone de BEAUVOIR, Le Deuxième sexe . Dès que le sujet cherche à s'affirmer, I'Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s'atteint qu'à travers cette réalité qu'il n'est pas. C'est pourquoi la vie de l'homme n'est jamais plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte.

GANDHI, Tous les hommes sont frères. Les hommes doivent se faire violence pour ne pas laisser agir leurs pulsions destructrices. Les plus terribles des combats sont dans la tête de chacun, et la victoire est la maîtrise de soi.


CITATIONS

“Contre tout affront, toute tentative pour le réduire en objet, le mâle a le recours de frapper, de s'exposer aux coups : il ne se laisse pas transcender par autrui, il se retrouve au cœur de sa subjectivité. La violence est l'épreuve authentique de l'adhésion de chacun à soi-même, à ses passions, à sa propre volonté ; la refuser radicalement, c'est se refuser toute vérité objective, c'est s'enfermer dans une subjectivité abstraite ; une colère, une révolte qui ne passent pas dans les muscles demeurent imaginaires. C'est une terrible frustration que de ne pas pouvoir inscrire les mouvements de son cœur sur la face de la terre.”
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe.

“Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique... Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste... ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fut juste.”
Pascal. Pensées 298.

“C’est par la violence qu’on doit établir la liberté.”
J.P. Marat, L’ami du peuple

“Le fanatisme n’est-ce pas cela ? La haine justifiée par l’amour.”
Michel Verret, les marxistes et la religion.

“Ceux d’entre les hommes à qui l’on fait du mal deviennent nécessairement pires.» «Par conséquent, ce n’est pas l’effet du juste de nuire".
Platon, République I/335c

Selon une définition des Nations Unies (extraite du document produit par le groupe de spécialistes pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes du Conseil de l’Europe), est considéré comme acte violent :
“Tout acte, omission ou conduite servant à infliger des souffrances physiques, sexuelles ou mentales, directement ou indirectement, au moyen de tromperies, de séductions, de menaces, de contrainte ou de tout autre moyen, à toute femme et ayant pour but et pour effet de l’intimider, de la punir ou de l’humilier ou de la maintenir dans des rôles stéréotypés liés à son sexe, ou de lui refuser sa dignité humaine, son autonomie sexuelle, son intégrité physique, mentale et morale, ou d’ébranler sa sécurité personnelle, son amour-propre ou sa personnalité, ou de diminuer ses capacités physiques ou intellectuelles.”
Rapport final d’activités du EG-S-VL, groupe de spécialistes pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes, Conseil de l’Europe, Strasbourg, juin 1997.



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